Avec la fête de sainte Marguerite-Marie Alacoque (fêtée le 17 octobre), il est à propos de donner à nos lecteurs quelque lecture sur le Sacré-Cœur, dévotion fondamentale révélée par la Charité de notre Sauveur dans l’Évangile et, plus près de nous, en 1689 à Paray-le-Monial à cette humble religieuse.

Puissent ces mots d’un religieux dominicain revigorer l’amour pour l’Amour fait Chair, Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 La rédaction

Il n’est sans doute pas inutile, à propos de la dévotion au Sacré-Cœur, et en vue d’éviter les exagérations d’une piété sensible, de bien préciser les vérités de foi et les données théologiques sur lesquelles cette dévotion s’appuie. On a vite fait de saisir qu’à travers et par delà ce cœur de chair c’est l’amour de Jésus que nous vénérons. Mais une telle vénération suppose une véritable adoration du cœur même de Jésus, et l’on peut se demander d’abord ce qui légitime cette adoration.

PEUT-ON ADORER LE CŒUR DU CHRIST ?

Toute la personne du Verbe incarné est adorable, non seulement si on la considère en sa nature divine dont elle est inséparable, mais aussi dans sa nature humaine qu’elle fait subsister.

Il n’y a pas en effet deux personnes dans le Christ ; il n’y en a qu’une : la deuxième per­sonne de la Sainte Trinité. Or l’adoration proprement dite, c’est-à-dire ce geste par lequel nous reconnaissons notre entière dépendance à l’égard du Créateur, et qui n’est que l’expression d’un sentiment plus intime du don sans réserve de nous-mêmes, – s’adresse à la personne, et, dans le cas présent, à la personne du Verbe. On ne rend pas hommage à une chose ou à un être irra­tionnel. L’hommage, à quelque degré que ce soit, a toujours pour terme un être intelligent et personnel.

Mais il faut ajouter aussitôt que c’est toute la personne que nous honorons ainsi, soit que nous l’envisagions dans son intégrité ou dans chacun des éléments qui la composent.

Nous trouvons tout naturel que l’on baise la main d’une personne à laquelle on veut mani­fester son respect ou sa gratitude, car notre hommage, tout en se portant réellement sur la main, ne s’arrête pas à elle, mais elle va à la personne dont la main nous a gratifié de ses dons.

Ainsi nous disons que la nature humaine du Fils de Dieu est adorable, parce qu’elle est précisément la nature du Fils de Dieu. Unie substantiellement à la personne du Verbe, elle lui appartient en propre, il l’a faite sienne en s’incar­nant. En nous prosternant devant elle, c’est le Verbe lui-même que nous adorons ; et pour la même raison, tous les éléments qui composent cette nature sont dignes du même culte.

Mais il y aurait erreur à vouloir séparer la nature humaine de la personne du Verbe, pour en faire le terme unique et dernier de notre culte. Une telle hypothèse n’est pas imagi­naire : le Christ en effet possède une nature humaine par­faite ; il a un corps et une âme semblables aux nôtres, une intelligence illuminée des plus hautes clartés spirituelles, une volonté douée d’une pleine liberté et d’une rectitude morale sans défaut, une sensibilité exquise ; bref il nous apparaît comme un homme parfait, digne de la plus grande vénération.

Et cependant nous ne som­mes pas ici en présence d’un homme pur et simple, mais d’un Dieu-homme, c’est-à-dire d’un Dieu qui a revêtu notre nature humaine et qui, en lui communiquant sa propre per­sonnalité subsistante, est devenu homme sans cesser d’être Dieu.

Cet homme, c’est, comme le proclamait saint Pierre, « le Christ, le Fils du Dieu vivant » au sens le plus formel du mot ; et quand nous vénérons en lui les perfections de son huma­nité, quand nous nous prosternons devant tout ce qui apparaît d’humain en lui, c’est encore devant Dieu lui-même que nous nous prosternons. Ce que nous avons entendu, écrit saint Jean, ce que nous avons vu de nos yeux, et ce que nos mains ont touché c’est le Verbe de vie…

Que nous soyons ainsi portés à rendre un culte spécial à l’humanité de Jésus, rien n’est plus légitime : le Christ­-homme, c’est l’apparition vivante du Fils de Dieu lui-même.

Mais d’autres raisons encore nous incitent à ce culte : c’est grâce à son humanité que le Verbe nous a rachetés et sauvés ; c’est parce qu’il était devenu véritablement homme, qu’il a pu faire monter vers le Père l’offrande de toute sa vie et consommer cette oblation dans le sacrifice de la Croix ; c’est parce qu’il était l’un des nôtres, notre Chef et notre Tête, qu’il a pu faire descendre sur nous les grâces de pardon dont nous avions besoin, nous enseigner la vérité, nous ouvrir la voie du salut, nous communiquer la vie divine, et en définitive nous manifester son amour.

Autant de motifs qui nous atti­rent à l’humanité du Christ et nous portent, à vénérer en elle tout ce qui nous rappelle sa mission et son rôle de Sauveur.

C’est ainsi que nous voyons par exemple, la piété chrétienne du Moyen-Age s’appliquer d’une façon toute particulière au culte des cinq Plaies en lesquelles elle découvrait comme la synthèse de tout ce que le Christ a souffert pour nous.

Il était normal que le Cœur du Jésus devînt l’objet d’une dévotion spéciale et d’un culte privilégié.

Dans la pensée des hommes, le cœur reste et restera toujours le symbole de l’amour. Claude Ber­nard écrivait : « L’amour qui fait palpiter le cœur n’est pas seulement une formule poétique ; c’est aussi une réalité physiologique ».

C’est parce que Jésus a aimé les siens jusqu’à l’extrême limite, selon le mot de saint Jean, qu’Il a donné sa vie pour nous ; et Il nous rappelle qu’il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de se livrer ainsi pour ceux qu’on aime. Il était donc légitime qu’on en vînt à honorer d’un culte spécial, d’un culte d’adoration, « ce cœur qui a tant aimé les hommes ».

Le cœur est le symbole de l’amour ; mais de quel amour s’agit-il quand nous parlons du Cœur du Christ ?

Dans l’ordre humain, le cœur est regardé communément comme le siège, – au sens le plus large du mot, – de l’affectivité sensible et passionnelle. Mais il est aussi le témoin qui sympathise harmonieusement avec les sentiments les plus nobles de l’âme.

C’est pourquoi le cœur peut être pris comme le symbole aussi bien de l’affectivité spirituelle que de l’affectivité sensible. Nous n’avons donc pas de peine à voir dans le cœur du Christ le symbole de sa vie affective la plus haute, toute imprégnée de charité surnaturelle. Il n’est pas en effet d’activité de l’esprit, si purifiée soit-elle, qui n’ait son retentissement dans la partie sensible de l’être humain. L’âme et le corps constituent un seul et même individu ; leur union est nécessaire pour qu’il puisse exister intégralement et agir ; et de même que l’intel­ligence ne peut connaître sans le secours de l’imagination, de même la volonté, pour aimer, ne peut se dépouiller de tout le substrat affectif de la sensibilité. Elle s’y appuie au contraire dans son élan vers les réalités spirituelles, et le fait communier à sa ferveur en une exaltation que notre rythme cardiaque lui-même accompagne.

La dévotion au Sacré-Cœur envisage donc cet amour propre­ment surnaturel qui jaillit de la grâce sanctifiante et qui se répand jusqu’à son cœur et l’embrase des flammes les plus ardentes de la charité.

Jésus possède la grâce dans une plénitude insoup­çonnée, plénitude qui revient de droit au Fils unique de Dieu et qui est le principe de toutes nos grâces : la conséquence de cela c’est que nulle pensée humaine ne mesurera jamais l’amour de charité qui fait battre le cœur du Christ.

Mais il faut bien comprendre que cet amour, de par sa nature même, s’adresse premièrement à Dieu, et ce n’est que par dérivation qu’il s’adresse à la créature, en tant qu’elle est de Dieu.

Il semble­rait donc à première vue que notre dévotion au Sacré-Cœur devrait honorer avant tout l’amour de Jésus pour son Père, et secondairement sa charité envers les hommes.

Mais, dans le domaine proprement humain, ce qui nous frappe d’abord quand nous vantons les qualités de cœur d’un individu, ce sont les sentiments de bonté et de dévouement qu il mani­feste à l’égard de ses semblables : nous ne découvrirons que plus tard, par la réflexion, la source cachée qui est à l’ori­gine de son désintéressement.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la dévotion au Sacré-Cœur se soit orientée dès le principe et comme par une sorte de mouvement spontané, vers la mise en valeur de toutes les activités de Jésus qui révèlent son immense amour pour les hommes.

Cet amour se manifeste dans l’Évangile sous les formes diverses que nous connaissons ; cet amour éclate principalement dans la Passion du Seigneur et dans l’institution de l’Eucharistie, au point que la dévotion au Sacré-Coeur ne peut pas ne pas faire une place à part et toute privilégiée à ces deux grandes manifestations de l’amour de Jésus pour les hommes.

LE CŒUR DU CHRIST ET SON AMOUR DU PÈRE

 Il va sans dire que, tout en accordant une part im­portante à la charité du Christ envers les hommes, une dévotion éclairée ne peut laisser entièrement dans l’ombre sa charité à l’égard de son Père.

Il n’y a pas deux charités : il n’y en a qu’une qui va d’abord à Dieu aimé en lui-même et pour lui-même, et qui redescend ensuite vers la créature en qui elle trouve une image du Dieu qu’elle aime.

Si le Christ a aimé les hommes, c’est parce qu’il aimait d’abord son Père. Le sacrifice qu’il consomme sur la Croix est offert à Dieu dont la sainteté offensée par le péché réclame justice ; et c’est pour restaurer les droits de Dieu sur la créature que Jésus s’immole dans l’amour.

Par le fait même Jésus manifeste son amour pour nous, puis­qu’il nous sauve, et qu’en expiant nos péchés, il nous rend la vie de la grâce. Mais, dans l’ordre de la charité, ce point de vue est second par rapport au premier.

Dès lors notre dévotion au Sacré-Cœur peut bien s’attacher à honorer l’amour du Christ pour nous, mais elle ne saurait oublier que cet amour puise toute sa valeur surnaturelle et sa force dans l’amour de Dieu. Et si elle veut éviter de s’affa­dir en transposant inconsciemment l’amitié de Jésus pour nous sur le plan d’une simple tendresse humaine, il lui faut de toute nécessité garder sous son regard de foi, cette hiérar­chie des valeurs surnaturelles sans laquelle il n’est pas de vraie piété.

Un aspect de la dévotion au Sacré-Cœur qui nous aide à garder cette visée de l’amour du Christ pour Dieu : c’est celui de la réparation. On sait combien, depuis le XVII° siècle, et particulièrement depuis sainte Marguerite-Marie, l’idée de réparation a pris une place im­portante dans le culte du Sacré-Cœur. L’Encyclique du pape Pie XI, Miserentissimus Redemptor, a confirmé ce mouvement de piété par lequel l’âme chré­tienne s’efforce de joindre ses propres expiations à la grande expiation du Christ en vue de rendre justice à l’Amour méconnu et outragé par le péché.

Or, cette réparation s’a­dresse et ne peut s’adresser qu’à Dieu : elle tente d’entrer dans les mêmes sentiments qui animaient le cœur du Christ à l’égard de son Père quand, au moment de l’oblation du Calvaire, il faisait monter vers lui, dans la souffrance et l’immolation, l’ardeur de sa charité. L’idée de réparation nous fait donc bien envisager d’une façon toute particulière, dans le cœur de Jésus, ce côté primordial de la charité qui est l’amour de Dieu.

La dévotion répa­ratrice comporte encore un autre aspect qui attire nombre d’âmes et qui consiste à consoler le cœur humain du Christ des ingratitudes des hommes, de leurs indifférences et de leur mépris.

L’amour et le repen­tir que nous exprimons à Jésus pour nos propres fautes et celles de nos frères, furent connus de lui à l’avance et devinrent une source de consolation pour son cœur agonisant sous le poids du péché des hommes : « Sans aucun doute, écrit le pape Pie XI, l’âme du Christ, triste à en mourir, a reçu quelque consolation de notre réparation qu’il prévoyait, quand lui est apparu du ciel un ange pour con­soler son cœur accablé de dégoût et d’angoisse ».

La dévotion au Sacré-Cœur ne peut donc omettre de consi­dérer l’amour de charité de Jésus pour son Père, lorsqu’elle porte le chrétien à suivre l’exemple du Maître et à rendre avec lui justice à Dieu par le moyen de la réparation et de la pénitence.

Cependant elle va plus loin encore. La réparation s’adresse à l’Amour incréé de Dieu. Mais cet Amour incréé est commun aux trois personnes de la Trinité, car il est l’Amour même de Dieu, identique à son essence.

Or Jésus est Dieu ; par sa nature divine, il communie pleine­ment à cet amour essentiel qui est aussi celui du Père et de l’Esprit. Quand donc l’âme dévote au Sacré-Cœur fait mon­ter vers Dieu l’hommage de sa réparation, c’est vers Jésus, Fils de Dieu, Dieu lui-même et Amour incréé, que se porte spontanément sa pensée, et c’est à la divinité de Jésus qu’elle s’adresse.

Sans doute elle ne peut en rester là : le Verbe est indissolublement lié dans l’unité d’une même essence aux deux autres personnes divines, donc en définitive le terme der­nier de l’hommage réparateur ne saurait être que la Très Sainte Trinité elle-même.

Nous constatons combien notre dévotion au Sacré-Cœur fait opérer à notre âme une ascension spirituelle des plus authentiques : partie du Cœur du Christ, considéré comme le symbole de sa charité envers les hommes, l’âme en est venue à s’élever comme par degrés jusqu’à l’amour surnaturel de Jésus à l’égard de son Père. Puis, consciente des exigences de l’Amour incréé, c’est jusqu’à cet Amour qu’elle est montée en le découvrant d’abord en Jésus lui­-même, Fils éternel de Dieu, pour aboutir enfin à Dieu Tri­nité, Amour essentiel et infini.

Nous comprendrons alors la parole du Cardinal Pie qui définit la dévotion au sacré-Cœur comme la quintessence du christianisme.

 

Le Cœur de Jésus, c’est ce qu’il y a de plus excellent dans la création… et « cette dévotion est un dernier effort de l’amour de Jésus qui favoriser les chrétiens en ces derniers siècles » parole de Notre-Seigneur à sainte Marguerite-Marie.

R.P. Héris O.PVie Spirituelle, juin 1952