Nous publierons en cette Octave de Pâques un seul texte sur les Apparitions du Christ ressuscité, écrit par le Père Calmel voici près de cinquante ans, et offert aux lecteurs de la Revue Itinéraires en mai 1976 dans le numéro 203.

Le religieux dominicain met bien en lumière l’importance de la Foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, victorieux en tout temps du mal sous toutes ses formes, et même de la mort.

Cette leçon est à retenir car le Révérend Père avait la vue longue et donnait à ses auditeurs (car ce que nous allons lire est une prédication) les principes pour vivre chrétiennement en temps de crise.

La rédaction, en ce Mardi de Pâques 2024

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Il n’y aura pas de textes posthumes du P. Calmel. Il avait expressément demandé que ses prédications, si d’aventure elles avaient été notées ou enregistrées, ne soient pas imprimées. Celle-ci est la seule exception : cette prédication prononcée en Lorraine, l’année dernière (1975 – ndlr) au mois d’avril, le P. Calmel en avait relu et corrigé le texte en vue de sa publication dans « Itinéraires ». C’est véritablement son dernier article.

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LA RÉSURRECTION DE JÉSUS peut être considérée ou bien sous son aspect apologétique, l’aspect du mi­racle, ou bien sous l’aspect du mystère ; car si elle est le grand miracle qui atteste la divinité du Christ et sa filiation divine, elle est d’abord une partie essentielle du mystère de la rédemption ; – mystère parce que celui qui est né, qui a souffert, qui est mort et qui est ressuscité pour nous n’est pas moindre que le Fils de Dieu en personne ; mystère en ce que l’abaissement de la Passion ne pouvait s’arrêter, se limiter à lui-même si l’on peut dire, mais devait s’achever dans la glorification. En apparaissant aux saintes femmes, aux disciples, aux apôtres, Jésus les rend témoins du miracle et les fait pénétrer dans les richesses cachées du mystère. Ce qu’il a fait pour les saintes femmes, les disciples et les apôtres, il le renouvelle pour chacun de nous et pour son Corps mystique, notamment par le moyen de la liturgie du temps pascal.

La grâce propre de cette liturgie, avec la relecture des évangiles pendant la semaine de Pâques, est moins encore de nous rendre certains du miracle que de nous intro­duire dans la signification profonde du mystère. Le propre de la grâce pascale est de nous initier à cette vie nouvelle dans laquelle le Christ est entré une fois pour toutes ; car « une fois pour toutes, il est mort pour nos péchés et désormais il est vivant pour Dieu ».

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Le Christ étant entré dans une vie nouvelle que jamais plus il ne quittera, comment ne nous attirerait-il pas à cette nouveauté de vie ? C’est entendu, nous avons encore à lutter contre le péché, à rendre témoignage au prix d’une lutte qui est peut-être âpre et harassante, nous avons à nous préserver des scandales, en un mot nous avons encore à porter en nous l’image du Christ crucifié, (Luc, 9, 23 ; 14, 27), – mais nous prenons notre croix en levant les yeux vers Notre Seigneur qui déjà règne dans la gloire. Le Christ que nous suivons a été crucifié mais il est glorieux ; impossible de séparer ces deux aspects de son mystère. Impossible de méconnaître qu’il est l’objet de notre foi à ce double titre. S’il est évidemment notre modèle du point de vue où nous luttons contre le péché et contre le monde, il reste encore notre modèle, notre cause exemplaire ([1]), du point de vue où nous vivons de la grâce. Or la grâce et les vertus théologales sont dès maintenant une victoire et le commencement en notre cœur, parmi les vicissitudes de la vie présente, de la victoire définitive de la vie éternelle. Ainsi quand nous disons avec saint Paul (Col. 3, 1) que le Christ glorieux nous attire en haut, nous voulons dire que pendant notre combat et notre exil terrestres il nous rend conformes à la vie céleste qu’il est monté nous préparer.

Ainsi la signification et la grâce propre des semaines du temps pascal et, à un moindre degré, des mystères glorieux du Rosaire, est de favoriser une conformité, marquée plus explicitement dans notre vie intérieure, à Notre Seigneur ressuscité. Comme le chante la Préface de cette période liturgique : de même que par sa mort le Christ a détruit notre mort – et tout ce qui nous entraîne au péché – par sa résurrection il nous a rendu la vie – et il nous presse de vivre toujours plus intensément de la vie théologale qui prépare la vie éternelle.

Nous ne courons pas le danger que la liturgie de Pâques ou les mystères glorieux du Rosaire nous fassent oublier la loi de la croix ; mais par cette liturgie et par le Rosaire nous sommes formés à voir la croix dans sa pleine lumière qui est celle de la résurrection ; nous comprenons mieux combien il nous importe d’être tirés en-haut, quae sursum sunt quaerite (Col. 3, 2), d’être remplis du désir des choses d’en haut et de nous laisser modeler par le Christ conformément aux désirs célestes que lui-même a mis en nous.

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Les récits des Synoptiques et de saint Jean au sujet de la résurrection se classent en deux séries : les uns relatent la visite au tombeau vide avec ou sans apparition d’anges ; et les autres, les plus importants, apportent les apparitions du Christ ressuscité. Relisant ces textes les uns après les autres nous saisirons mieux quelle grâce est celle de la résurrection et que cette grâce est double en quelque sorte : être conformés au Christ victorieux, mais en ayant part à sa Passion.

D’après saint Luc, par exemple, que disent les anges aux saintes femmes qui arrivées au sépulcre au point du jour, s’aperçoivent que la pierre est roulée et sont toutes consternées de ne pas trouver le corps du Seigneur Jésus.

Que leur disent donc les deux anges qui leur apparaissent dans un vêtement lumineux ? « Pourquoi, disent-ils, cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n’est pas ici mais il est ressuscité. Souvenez-vous de ce qu’il vous disait quand il était encore en Galilée, affirmant qu’il fallait que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs, qu’il soit crucifié et ressuscite le troisième jour. » (Lc 24, 5-7). Les deux anges les avertissent donc de ne pas se scandaliser de la Passion du Christ. Cette Passion était dans les desseins de Dieu, mais elle n’empêche pas que la résurrection devait venir. Or maintenant c’est fait. Le Christ est ressuscité comme il l’avait prédit.

Pour nous, ne faisons pas comme s’il n’y avait que la Passion toute seule, prise isolément ; à l’inverse ne faisons pas non plus comme si la Résurrection n’impliquait et ne présupposait la Passion. Lorsque nous relisons ce passage de saint Luc en l’appliquant à nous-mêmes, à nous chré­tiens d’après le Concile Vatican II, nous qui sommes accablés par l’épreuve de l’Église mal défendue par ses chefs et occupée par un parti, donc lorsque nous relisons ce chapitre de saint Luc, en ayant conscience de notre situation actuelle, gardons-nous de juger des choses comme si l’Église qui continue la Passion du Christ allait sombrer sans retour et se trouver dépourvue des moyens de nous sauver ; n’espérons pas non plus que lorsqu’elle aura part plus sensiblement à la résurrection du Christ, elle se trouvera exemptée de la participation à la croix. D’un autre point de vue, ne faisons pas comme si le monde moderne, si radicalement anti-naturel et anti-chrétien, allait nous submerger et nous écraser, car nous sommes sûrs que le Seigneur a remporté la victoire ; j’ai vaincu le monde (Jn 16, 33) a-t-il proclamé au moment même où il allait être arrêté, condamné et mis en croix. Le Seigneur a remporté la victoire sur le monde dans les circonstances mêmes où selon les apparences se consommait la défaite.

 (Cependant les apparences mêmes, du moins pour les quelques âmes dont le regard était pénétrant, avant tout pour la Vierge Marie, ces apparences laissaient entrevoir autre chose qu’une défaite irrémédiable. C’est ainsi que les paroles du Fils de l’homme sur la croix sont vraiment celles du Roi des cieux.) 

Ne faisons pas comme si nous n’étions pas victorieux du monde moderne, même quand il semble l’emporter sur l’Église, mais voyons aussi que cette victoire, quel que soit le degré de sa manifestation, ne peut pas exclure la participation à la croix. Le Seigneur Jésus, soit qu’il con­vertisse le monde dans sa miséricorde, soit qu’il le réprouve dans sa justice, le Seigneur est toujours victorieux du monde ; mais cette victoire, image et conséquence de sa Résurrection, ne saurait exclure ici-bas le partage de sa Passion. Et pour l’éternité même il ne referme pas les cicatrices de cette Passion car elles sont le signe glorieux qui atteste à tout jamais sa victoire.

Dans l’évangile de saint Luc l’enseignement des deux anges aux saintes femmes sera repris par Jésus lui-même, lors de ses apparitions, soit aux disciples d’Emmaüs, soit aux apôtres. Cet enseignement est en effet capital.

Dans l’apparition aux disciples d’Emmaüs on ne saurait trop insister en même temps que sur l’élucidation de l’Écriture, sur la manière si prenante et si appropriée dont se produit l’apparition. Comment douter que celui qui, à la nuit tombante, dans cette modeste hôtellerie, est en train de faire la fraction du pain, comment douter que le compagnon de marche qui s’est joint à eux à l’impro­viste, l’inconnu si attachant qui les a éclairés sur Moïse et les psaumes, ce ne soit Jésus qu’ils connaissent bien, qui est vivant de nouveau ? Il les a rejoints sur la route, il les a interrogés sur leur grande espérance et leur déception très cruelle, il s’est permis de leur faire quelques reproches mais c’était pour redresser aussitôt leur mauvaise interprétation de l’Écriture, finalement il s’est laissé inviter.

Tant de bonté, un tel pouvoir de répandre aussi simple­ment tant de lumière sur les mystères du salut tels qu’ils sont écrits, tout cela indique la manière de Jésus. Or quelle est la portée de cette apparition ? Pourquoi le Seigneur a-t-il voulu qu’elle soit si persuasive en s’adaptant si bien aux deux disciples ? Jésus a tenu à les convaincre non seulement de la résurrection mais du lien très profond entre la Résurrection et la mort en croix. Et Jésus tenait aussi à ce que tous ses disciples futurs, donc nous-mêmes, soyons profondément convaincus du lien qui existe entre ces deux mystères. Qu’il lui plaise donc de nous ouvrir l’intelligence, de donner à nous aussi la pénétration des Écritures de sorte que nous en ayons une connaissance intégrale et pratique, que nous soyons capables de les appliquer à nous-mêmes et à notre état. Nous saisirons mieux alors la vérité de la demande de l’ANGELUS : par la Passion et la Croix être conduit à la gloire de la Résurrection.

 

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L’apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine, la pécheresse convertie et devenue contemplative, n’est pas moins appropriée et particularisée que ne l’était l’appa­rition aux disciples d’Emmaüs. On le saisit mieux si l’on se souvient que Madeleine, entre toutes les saintes femmes, est celle qui écoutait avec plus d’attention et de recueillement. On se souvient que, à Béthanie, alors que Marthe se démenait pour préparer à manger, Marie, assise aux pieds du Maître, écoutait sans perdre une parole. Elle avait l’habitude plus que nul autre des inflexions de la voix de Jésus. Quoi d’étonnant si, pour se faire reconnaître d’elle, alois qu’elle restait toute seule dans le jardin où était creusé le sépulcre et qu’elle pleurait d’avoir constaté qu’il était vide, quoi d’étonnant si Jésus se contente de l’appeler par son nom : Maria.

A l’accent de la voix qui l’appelle, Marie reconnaît le Maître. Elle se retourne, elle répond Rabboni et se précipite pour baiser les pieds divins. Mais Jésus qui lui avait naguère remis les péchés à cause de sa foi, – ta foi t’a sauvée (Lc 7, 50), – ne se laisse plus toucher par elle mais en se soustrayant à son étreinte l’invite à une foi plus haute et plus dépouillée : ne me touche pas, noli me tangere ; ce n’est plus le temps de la proximité de ma vie mortelle ; c’est toujours sans doute la proximité mais elle est d’un autre ordre ; plus intérieure, moins sensible, car je monte vers le Père.

Dans cette apparition Jésus n’aura pas besoin de rappeler le lien entre la croix et la gloire ; Madeleine n’en doute pas une seconde. Ce n’est pas sur ce mystère qu’elle doit être enseignée. Elle a seulement besoin d’être formée à rechercher Jésus en pure foi. D’autre part c’est à elle qu’il revient, sur l’ordre du Maître, d’avertir les apôtres qu’ils auront eux aussi à le chercher dans la foi : « Va trouver mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu. » Et Madeleine alla trouver les disciples de Jésus et leur annonça ce qu’il lui avait dit : « Je monte vers mon Père et votre Père… »

Il est certain que dans la mesure où nous-mêmes aurons une foi vive dans la glorification du Seigneur, ni la croix à porter ne nous causera de scandale, ni la gloire qui nous est préparée ne nous laissera insensibles, ni la liaison entre la croix et la gloire ne nous semblera vague et inopérante. Nous saurons au contraire que, de même que le Christ devait souffrir pour entrer dans sa gloire ayant opéré notre salut, de même doit-il en être ainsi pour nous ; et de même que le Christ a vaincu le monde par la croix c’est-à-dire par la charité et la piété de sa très sainte Passion, de même devons-nous être vainqueurs avec lui et par les mêmes voies.

Il resterait à méditer sur l’apparition aux apôtres le soir de Pâques, aux dix apôtres seulement puisque Thomas était absent ; ensuite sur l’apparition aux apôtres huit jours après en présence de Thomas. La portée apologétique de ces manifestations est évidente ; aucun doute possible sur l’identité de Jésus : c’est bien lui qui est là, ressuscité, au milieu d’eux, lui qui a souffert la Passion, lui qui a repris son propre corps mais glorifié. Aucun doute possible sur sa personne puisqu’il fait toucher les cicatrices des mains et du côté, aucun doute possible sur la gloire puisqu’il entre et qu’il sort toutes portes étant fermées. Mais la portée de ces deux apparitions comme mystère ne nous frappe pas moins que leur portée comme miracle. Le mystère, ici encore, est celui de la nécessité de la Passion pour opérer notre salut et donc pour que le Christ pénètre dans sa propre gloire ; car la glorification de sa sainte humanité répond à sa dignité de Fils de Dieu et à sa qualité de Sauveur. L’un et l’autre. Pour nous convaincre de la nécessité de sa Passion, Jésus en portera pour l’éternité les cicatrices. Et parce que la Passion était malgré les apparences la victoire définitive sur le monde et le péché, les plaies que le monde tient pour un déshonneur sont, en vérité, pour jamais des cicatrices glorieuses.

Nous parlerons une autre fois de l’apparition au bord du lac de Tibériade, de la seconde pêche miraculeuse, de ce que l’on pourrait appeler la seconde investiture de Pierre après son reniement.

Qu’il nous suffise pour aujourd’hui d’avoir rappelé, en vue d’y trouver lumière et réconfort dans nos propres épreuves et dans l’épreuve de l’Église, que les apparitions du Christ ressuscité, en plus de leur portée apologétique, nous permettent de pénétrer plus avant dans le mystère de la croix et dans celui de la gloire.

R.-Th. Calmel. O. P.

Itinéraires N° 203

[1] – (1) Somme de Théologie, IIIa Pars, les effets de la Résurrection.