
par le R. P. CALMEL, O. P.
LES CONTESTATIONS par lesquelles cet article commence ne sont aucunement fictives. Le seul arrangement que nous ayons fait a été de mettre dans la bouche d’un seul et même personnage tous les arguments contre le sens chrétien des choses temporelles. Que de fois ne nous sommes-nous pas entendu objecter :
« Avouez, mon Père, que vous êtes en train de compliquer singulièrement l’Évangile. Je me suis intéressé jadis à vos conférences spirituelles, à vos commentaires sur les Synoptiques et saint Jean. Ils nous éveillaient aux réalités de la vie intérieure ; il n’y était pas question de l’ordre social chrétien, des libertés et franchises des enseignants, de la loi naturelle sur le mariage ni de l’organisation corporative des professions. Toutes ces questions – dont les Papes nous entretiennent depuis un siècle ne sont même pas nommées dans l’Évangile. Prêchez-nous l’Évangile et laissez-nous en paix avec le reste. Le reste c’est l’affaire de l’État : qu’il s’y débrouille. Les chrétiens n’ont qu’une chose à faire : apprendre à demeurer en Dieu. Manete in me et ego in vobis : demeurez en moi et moi en vous, nous commande Jésus. C’est suffisant je suppose. Jamais le Seigneur ne se mêle de cet ordre temporel chrétien qui visiblement vous préoccupe et qui, je ne sais pourquoi, préoccupe également le Vicaire de Jésus-Christ. Le Seigneur ne s’en mêle pas ; faites de même.
Il a dit simplement : « Mon Royaume n’est pas de ce monde … Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Quoi de plus simple ? César s’occupe du temporel, c’est-à-dire des questions sociales et scolaires, militaires et sanitaires, professionnelles et culturelles. Faites-lui confiance. Il connaît son métier et il est assez grand. Ne fatiguez pas votre cerveau à réfléchir sur ces questions. Vivez l’Évangile, prêchez l’Évangile, soumettez-vous toujours aux pouvoirs établis et tout ira bien.
« D’autant que les choses temporelles sont toujours impures. Vous-même l’avez écrit à plusieurs reprises ([1]). En voulant y introduire la religion, vous corrompez la religion et vous salissez le pur visage du christianisme. Le mot évangélique, mon Père, revient souvent sur vos lèvres : eh ! bien, prenez garde que, en voulant faire pénétrer la religion dans les choses de César, vous rendez impossible précisément cette religion évangélique que vous annoncez.
« Nous attendions de vous, et nous attendons de tous les prêtres, une spiritualité pure. Vous perdez votre temps et vous nous faites perdre notre temps avec votre doctrine de l’ordre temporel chrétien. Le spirituel suffit ; du moins il est votre raison d’être et l’objet propre de votre mission. Spiritualité pure. »
DANS TOUS CES PROPOS, dont je répète encore qu’ils ne sont pas fictifs et qu’ils ont tous été entendus, le désir d’une spiritualité authentique, la volonté d’un retour à la pureté de l’Évangile, l’attrait inavoué et malsain pour une vie intérieure irréelle, l’imprégnation inconsciente des préjugés laïcistes, la crainte mal définie du cléricalisme, tous ces éléments sont mêlés en des proportions très variables. Nous essaierons de répondre en dégageant la vérité ; la vérité enseignée par l’Église, qui est identiquement la vérité de l’Évangile.
ET TOUT d’abord il est inadmissible d’établir une coupure, voire une opposition, entre l’enseignement de l’Évangile au sujet de la vie intérieure et l’enseignement de l’Église au sujet d’un ordre social chrétien, ou d’une civilisation chrétienne, ou d’un État chrétien. Cette opposition est une intervention trompeuse de l’esprit des ténèbres.
Certes il est bien vrai que l’Évangile ne souffle mot par exemple de l’organisation corporative des métiers, du salaire familial ou de l’intolérable monopole de l’État en matière d’enseignement et d’éducation. Sur tous ces points l’Évangile est muet. Et pour cause ! L’Évangile a été prêché dans un contexte de civilisation qui n’était point le nôtre et le Seigneur n’avait pas à donner de prophéties sur la situation sociale qui serait celle du XXe siècle. D’autre part le Seigneur qui est venu selon l’ordre religieux n’est point venu selon l’ordre politique. Nous avons rappelé à la suite de Pascal les raisons profondes de ce mystère d’un Dieu caché et de son humble avènement. Il a voulu cette obscurité afin de permettre à l’homme de ne pas confondre Dieu avec les grandeurs de la terre ; afin de permettre à l’homme de s’attacher à Dieu en vérité ([2]). Ces vérités sont fondamentales en christianisme.
Cependant ce serait un sophisme d’en déduire que l’Évangile ne s’étant point explicitement prononcé sur tel ou tel aspect de la situation sociale, l’Église ne doit pas non plus se prononcer explicitement. Cette conception est sophistique parce qu’elle ne tient pas compte que l’Évangile est vivant ; il est une parole de vie ; il est une vertu de Dieu pour le salut de tout croyant selon la formule admirable de saint Paul (Rom. I, 16). L’Évangile étant une parole vivante il entre dans sa nature de s’expliciter, de s’étendre, de se déployer. L’Évangile étant la force de Dieu pour le salut de tout croyant il entre dans la nature de cette force de s’adapter à la condition concrète de tel croyant dans tel contexte de civilisation. Ou les paraboles de Jésus-Christ sur le grain de sénevé et sur le levain dans la pâte ne sont rien de plus que d’agréables récits, ou elles nous imposent d’admettre comme objet de foi que l’Évangile doit s’expliciter. L’explicitation est inévitable. Encore faut-il me direz-vous qu’elle soit homogène. J’en tombe d’accord. Je connais comme vous et j’accepte pleinement la formule de saint Vincent de Lérins : in eodem sensu et in eadem sententia ([3]), avec le même sens et le même propos.
Mais notez que cette formule, loin de rejeter l’explicitation, la suppose reconnue tout au contraire. Elle précise seulement à quelles conditions doivent répondre le développement, la mise en lumière et l’approfondissement, pour ne point devenir une déviation et une falsification.
Tu ne voleras pas nous dit l’Évangile, en reprenant le code de Moïse et le précepte de la loi ancienne. L’Évangile ne s’étend pas davantage. Seulement à l’époque de la grande industrie il peut être nécessaire de s’étendre davantage pour faire saisir la signification réelle de cette brève prescription du Seigneur, aussi bien aux ouvriers et aux employés qu’aux patrons et aux chefs d’entreprise. Or qui a reçu pouvoir, autorité, inspiration pour traduire correctement dans telle situation donnée les préceptes évangéliques ? Qui, si ce n’est la Sainte Église de Jésus-Christ. De sorte que lorsque la Sainte Église s’explique longuement sur les questions de salaires, et en général sur la vie économique, il ne faut pas s’écrier que sa doctrine n’est pas dans l’Évangile ; il faut reconnaître qu’elle traduit pour telle époque, et dans tel contexte de civilisation, ce qui est dans l’Évangile. Rerum Novarum et Quadragesimo anno et maints discours de Pie XII ou de Jean XXIII sur les mêmes sujets nous donnent la traduction de beaucoup de vérités évangéliques, mais en particulier de ce commandement essentiel : non furtum facies, tu ne voleras pas.
Encore que la forme littéraire en soit très différente, Rerum Novarum et Quadragesimo anno sont homogènes à l’Évangile et à saint Paul. C’est d’un seul tenant et taillé dans la même étoffe. Ces explications, d’apparence peu glorieuse, sur des matières aussi contingentes que le logement, ou l’entreprise industrielle se rattachent intimement à la vérité divine que nous a révélée le Verbe de Dieu incarné, splendeur de la gloire du Père et figure de sa substance (Héb. I, 3). Jésus-Christ nous dévoile les secrets de Dieu non seulement lorsqu’il nous apprend à demeurer en son amour, mais encore lorsqu’il précise dans le détail en quoi consiste la charité du Samaritain et comment dans tel ou tel cas particulier, notre justice doit être plus abondante que celle des scribes et des docteurs (Matth. chap. 23). De même le Pape nous enseigne comme Vicaire de Jésus-Christ, non seulement lorsqu’il définit l’Assomption mais encore lorsqu’il trace, dans certaines Encycliques, les pures lignes d’un ordre temporel chrétien.
Quand on parle de développement homogène de la vérité chrétienne, il importe de ne pas réserver cette expression aux questions dites dogmatiques, comme la transsubstantiation ou le saint-sacrifice de la Messe ou l’infaillibilité pontificale. Il faut entendre que le développement homogène se retrouve aussi bien dans l’enseignement sur la conduite et les mœurs. Alors on ne dira plus que la doctrine économique et sociale de la sainte Église n’a rien à voir avec l’Évangile ; qu’elle est invention des hommes d’Église, et que l’Évangile n’est pas cela. En vérité l’Évangile ce n’est pas seulement cela mais c’est aussi cela. L’Évangile ce n’est pas seulement le discours très contemplatif dans l’intimité du Cénacle sur l’habitation de la Trinité dans l’âme de celui qui aime, c’est aussi le discours très ascétique (et d’ailleurs toujours contemplatif) aux scribes et aux pharisiens sur la justice, la miséricorde et la bonne foi (Matth. 23).
Si vous prenez l’Encyclique Divini illius Magistri vous pourrez certes faire observer que l’Évangile n’entre pas dans autant de considérations, mais vous devrez aussi reconnaître que, pour dévoiler dans notre siècle de totalitarisme et de monopole de l’État la signification exacte et intégrale de telle ou telle parole évangélique, les considérations de Divini illius Magistri nous sont devenues indispensables. Le droit de l’enfant à n’être pas scandalisé mais édifié, le devoir des parents de traiter le moindre de ces petits comme l’on traiterait Jésus-Christ en personne, bref les droits et les devoirs des parents et des enfants, comment faut-il les entendre en une époque de scolarité généralisée et d’envahissement des pouvoirs de l’État ? Vous trouverez la réponse dans Divini illius Magistri et dans les autres documents de cette nature. Quelle que soit la différence du genre littéraire, Divini illius Magistri est vraiment homogène à ces versets de l’Évangile qui ont illuminé pour toujours les ténèbres de ce monde : « Ce que vous avez fait au plus petit des miens c’est à moi que vous l’avez fait … Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez pas … Prenez garde de mépriser un de ces petits car leurs anges dans le ciel ne cessent pas de regarder la face de mon Père … Celui qui scandalise un de ces petits mieux vaudrait qu’on attache à son cou une meule de moulin et qu’on le précipite au fond de la mer. »
RENDEZ À CÉSAR ce qui est à César. La sentence ne saurait être plus claire. Mais c’est justement pour cela qu’il ne faut pas y mettre ce qui n’y est pas et lui faire dire le contraire de ce qu’elle dit.
César n’est pas le diable. César désigne l’autorité, le pouvoir, le régime qui gouverne légitimement, qui veille sur les institutions temporelles justes, qui assure leur conservation, leur restauration ou leur progrès.
Eh bien ! donc, il nous est prescrit de rendre à César ce qui appartient à César, mais non pas de rendre au diable ce que le diable affirme lui appartenir. La distinction est d’importance et ses effets ne sont pas de tout repos. Le premier effet est évidemment l’obéissance aux pouvoirs établis en ce qui est de leur ressort. Mais le second effet, qui est un corollaire obligatoire du premier, c’est le refus inflexible des chrétiens de s’incliner devant César en des choses qui ne le regardent pas, et le refus de lui obéir quand il commande l’iniquité. Que l’on songe aux premiers martyrs de l’Église (aux douze Apôtres, aux premiers martyrs pontifes, aux premières vierges martyres), que l’on songé aux martyrs de l’Église d’aujourd’hui, et l’on comprendra avec toute la netteté désirable que le rendez à César ce qui est à César n’est pas un principe d’obéissance inconditionnelle et de dévote abdication devant la raison d’État. On comprendra aussi que les chrétiens doivent travailler à faire changer la législation de César lorsqu’elle s’oppose à la Loi de Dieu et qu’elle donne au scandale force de loi ([4]). Lorsque César veut imposer aux citoyens de faire le jeu du diable c’est un devoir des citoyens de se refuser, serait-ce au prix de leur vie, à cette intolérable prétention. A César ce qui appartient à César, bien sûr : mais lorsque, manifestement, c’est le Dragon qui se sert de César, alors à ce César d’iniquité le refus de notre cœur et de nos forces, car rien en nous ne doit appartenir au Dragon et mieux vaut mourir que de porter le signe de la Bête.
L’Église ne demande pas et n’a jamais demandé à prendre la place de l’État et à remplir son rôle. Elle lui reconnaît sa dignité, ses pouvoirs, sa nature de société parfaite, dans son ordre. Mais l’Église intervient et interviendra toujours dans les choses de l’État ratione peccati, c’est-à-dire en raison du péché à éviter et de la vie surnaturelle à favoriser. Nul cléricalisme en cela. Simplement le sentiment aigu que les citoyens d’un État passager ont la vocation éternelle de Fils de Dieu et de concitoyens des saints. Dès lors comment voulez-vous que l’Église n’intervienne pas lorsque les lois, les mœurs et les coutumes mettent véritablement en péril le salut éternel des enfants de Dieu ; les empêchent véritablement de mener sur cette terre une vie digne du ciel.
On a vite fait de crier à l’ingérence de l’Église dans des affaires qui ne la regardent pas, de s’indigner du cléricalisme et de l’odieuse prépotence ecclésiastique. Ces déviations existent certainement parce que les clercs sont des hommes, qu’ils sont nés comme tous les autres de la race d’Adam et qu’ils ont été blessés eux aussi par les trois concupiscences. Mais la pente des clercs au cléricalisme est une chose et l’intervention de l’Église dans le temporel ratione peccati est une autre chose. Que cette intervention fasse tout le possible pour demeurer pure et indemne de la contamination de cléricalisme, nous en sommes d’accord. Nous sommes d’accord également, du moins je l’espère, que cette intervention doit exister ; sinon nous ne saurions pas reconnaître les concitoyens des saints dans les citoyens de l’État.
Malheur à celui par qui le scandale arrive ; malheur à celui qui scandalise un de ces petits. Tout le long de son histoire la Sainte Église fait écho douloureusement à cette redoutable malédiction de son Maître. Elle sait que le scandale peut venir non seulement par les personnes individuelles mais par les institutions qui enserrent les personnes, qui les orientent ou qui les contraignent. Dès lors, lorsque l’Église intervient dans les institutions temporelles ratione peccati, c’est parce qu’elle veut empêcher avec l’intrépidité farouche d’une mère menacée dans ses enfants que ne périsse pas un seul de ces petits. Quis scandalizatur et eqo non uror ? Qui est scandalisé sans qu’un feu ne me brûle, s’écriait l’Apôtre des Nations. Cette Brûlure l’Église la ressent tout au long des siècles. C’est pourquoi elle intervient dans le temporel : c’est pourquoi, notamment, depuis une centaine d’années les vicaires de Jésus-Christ ont promulgué tant d’Encycliques sur la société civile et ses institutions comme la famille et l’école, le salaire, le capital et le travail.
L’Église n’a jamais voulu se substituer à César mais elle a toujours voulu et elle voudra toujours l’éclairer, l’avertir et le reprendre en raison du bien des élus et de la fidélité à la loi de Dieu. Pour s’en étonner il faudrait n’avoir pas compris que les institutions de la cité terrestre sont un secours ou un scandale sur le chemin du salut éternel. Il n’y a pas de troisième position et la neutralité est rigoureusement impossible. Les institutions civiles, par exemple relatives à l’éducation des enfants, ou bien seront conformes au droit naturel et pour autant favoriseront la vie de la Grâce, ou bien elles s’opposeront au droit naturel et pour autant elles inclineront au péché ; de même les institutions relatives à l’aménagement du travail et à la propriété ; de même les institutions relatives aux loisirs et à la culture.
Encore que je sois un clerc et que je bénisse le Seigneur de la vocation qu’il m’a donnée, je ne pense pas avoir beaucoup de tendresse pour le cléricalisme ; j’en aperçois, aussi bien sans doute que les « laïques », les racines d’orgueil et d’ambition. Seulement le remède au cléricalisme n’est pas dans le laïcisme, c’est-à-dire dans une conception du temporel qui le coupe du spirituel, qui le ferme sur soi dans une impossible neutralité. Le remède au cléricalisme est avant tout dans la conversion du cœur parce que le cléricalisme est un péché. Le péché de cléricalisme consiste à abuser, par volonté de puissance, d’une vérité incontestable et d’une doctrine juste, à savoir que le temporel doit être le soutien du spirituel. La doctrine ne laisse pas d’être juste et elle ne doit pas être rejetée du fait qu’elle est utilisée à son profit par l’orgueil des hommes. Simplement cette doctrine doit être acceptée avec un cœur pur ; s’il en est ainsi, le clerc ne prendra pas occasion d’une doctrine juste pour commettre le péché de cléricalisme, et le laïc ne prendra pas occasion du péché de cléricalisme pour s’égarer dans l’erreur du laïcisme et dans le système faux de la neutralité du temporel. Pour éviter un abus de la vérité provoqué par la mauvaise volonté des hommes, devons-nous refuser cette vérité ? Pour éviter le cléricalisme devons-nous refuser le droit d’intervention de l’Église dans les choses de César ratione peccati ?
Bien plutôt ne faut-il pas enseigner tout à la fois et la légitimité de ce droit d’intervention et la nécessité de l’humilité du cœur pour ne pas succomber à la tentation de cléricalisme ? Naturellement si l’on commence par nier la légitimité de l’intervention de l’Église, il n’est plus besoin de parler de conversion du cœur pour que cette conversion s’accomplisse selon Dieu : on élimine la nécessité de la conversion grâce à l’erreur du laïcisme. Par contre celui qui croit possible la conversion du cœur n’hésite pas à prêcher le droit d’intervention de l’Église, ratione peccati, dans les choses temporelles. Il ne doute pas en effet, sachant que les clercs sont convertissables comme les autres, que cette intervention de l’Église ne puisse demeurer exempte de cléricalisme.
L’ÉVANGILE ayant été annoncé tout d’abord au peuple élu, à un peuple dont les coutumes, dans l’ensemble, étaient saines et bonnes, n’avait pas à insister spécialement sur le droit naturel. Celui-ci était reçu et mis en pratique. Sur le point, assurément capital, où il était méconnu, c’est-à-dire au sujet de l’indissolubilité du mariage, le Seigneur a fait les rectifications nécessaires et rétabli les choses telles que le Créateur les avait ordonnées au principe. Or, notre situation est bien différente de celle du peuple juif au temps de Jésus. Dans nos lois et nos mœurs le droit naturel est foulé au pied plus souvent que dans la société juive du premier siècle. Dès lors au sujet de ce droit naturel l’Église qui continue l’Évangile ne peut passer aussi vite que l’Évangile, elle se doit d’insister, car une société qui s’oppose aux déterminations de ce droit s’oppose par là même à l’Évangile. Précisément parce qu’elle continue l’Évangile de la Grâce, l’Église ne peut garder le silence et laisser faire lorsque la nature ou la société s’opposent à la Grâce, lorsque l’ordre temporel se trouve méprisé et combattu.
J’entends bien que la remise en ordre de la société, l’instauration (du reste toujours insuffisante) d’une société conforme au droit naturel ne saurait procéder de la nature toute seule ; la Grâce doit aider à la promouvoir. Mais j’entends aussi que la Grâce poursuit cette remise en ordre et ne peut pas ne pas y travailler.
Je n’imagine pas que la société retrouverait toute seule l’ordre et la santé ; mais je pense avec les Encycliques que s’il est vrai d’abord que la guérison de la société a nécessairement besoin de la Grâce, il est non moins vrai que la Grâce travaille ardemment à procurer cette guérison ([5]).
On a beaucoup critiqué, et à juste titre, la position plus ou moins gallicane de l’autel adossé au trône, et par là même entraîné dans son éboulement. Il est sûr que l’Église est indépendante des régimes politiques et qu’elle les transcende. Aussi bien lorsque nous disons qu’un ordre social conforme au droit naturel est le soutien de la vie surnaturelle et de l’Église de Dieu qui pérégrine ici-bas, nous voulons parler d’autre chose que de la politique du trône et de l’autel et nous enseignons une vérité commune. Nous voulons dire qu’un ordre social conforme au droit naturel et donc accordé à la loi de Dieu soutient la fidélité surnaturelle des enfants de Dieu au lieu d’y mettre obstacle et favorise par là même la vie divine de l’Église de Jésus-Christ. Nous voulons dire aussi que la fidélité surnaturelle des enfants de Dieu et la vie divine de l’Église ne peuvent pas ne pas susciter un ordre social conforme au droit naturel. L’Église est d’une autre essence que la cité ; l’Église transcende la cité ; mais parce qu’elle veut que tout l’humain soit à l’honneur de Dieu l’Église ne peut pas prendre son parti des hontes de la cité et de ses institutions qui sont un scandale codifié.
Voilà pourquoi l’Église continue l’Évangile de la Grâce, même lorsqu’elle enseigne le droit naturel et qu’elle suscite un ordre temporel chrétien.
Et l’éternité même est dans le temporel
Et l’arbre de la Grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et touche jusqu’au fond
Et le temps est lui-même un temps intemporel
Et l’arbre de la Grâce et l’Arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de nœuds très solennels …
Toute âme qui se sauve emporte aussi son corps
Comme une proie heureuse et comme un nourrisson
Et toute âme qui touche aux suprêmes abords
Est comme un moissonneur le soir de sa moisson …
Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature
Se sont liés tous deux de nœuds si fraternels
Qu’ils sont tous les deux âmes et tous les deux charnels.
Et tous les deux carènes et tous les deux mâtures.
A CEUX QUI ME REPROCHENT, lorsque j’écris par exemple sur le faux messianisme des communistes ou sur la nature propre de l’école dans un ordre temporel chrétien, de m’écarter de la spiritualité pure et de ne plus me tenir dans une ligne d’Évangile, je demanderai le plus doucement possible de ne pas avoir d’illusion sur la spiritualité pure.
S’agit-il d’une spiritualité ignorante de nos responsabilités sur cette terre, s’agit-il d’une spiritualité qui demeure vraie même au contact de ses responsabilités et qui ne s’affaisse pas même en assumant la charge des devoirs temporels ? La question est là. L’Évangile est une spiritualité pure non par méconnaissance des choses de la terre et par évasion, mais en vertu d’une reconnaissance des choses de la terre qui les rapporte à Dieu en toute vérité ; une telle référence à Dieu implique un amour assez généreux pour consentir à la Croix chaque jour. J’admets sans difficulté que la spiritualité pure se résume dans cette parole du discours après la Cène : « Demeurez dans mon Amour … Demeurez en moi et moi en vous. » Je demande seulement que l’on prenne garde à la situation concrète du disciple à qui le Seigneur propose cette intimité ineffable ; ou plutôt il lui en fait un ordre, il ne se contente pas de lui donner un conseil. Demeurez dans mon amour. Mais qui doit demeurer dans cet amour surnaturel ? N’est-ce pas, dans la majorité des cas, un baptisé qui se trouve engagé dans une certaine situation de famille, qui exerce une certaine profession, qui est aux prises avec certains scandales et certaines tentations ? Est-il possible de demeurer dans le Seigneur en faisant abstraction de notre condition concrète dans la cité ou dans l’Église ?
Spiritualité pure ; que peuvent signifier ces termes ? Vie de la Grâce et union avec Dieu qui soit pure du familial et du professionnel, du scolaire, du social et du gouvernemental ? Cette conception est assurément acceptable ; elle s’applique alors à l’union avec Dieu dans le désert ou derrière des grilles ; elle désigne non seulement l’état de perfection mais la forme exclusivement contemplative de l’état de perfection.
Il est bien vrai, et c’est une des affirmations fondamentales du message chrétien, que Marie a choisi la meilleure part. Mais il est vrai aussi que le mariage est un sacrement de la loi nouvelle et que jamais le Seigneur ni l’Église n’ont demandé à l’ensemble des chrétiens de renoncer à fonder une famille et d’abandonner leurs responsabilités dans la cité pour se cacher dans la solitude des ermitages. Ce que le Seigneur et l’Église demandent à tous, à ceux qui demeurent dans l’état commun et à ceux qui ont choisi l’état de perfection, c’est de tendre au parfait amour par le chemin du sacrifice et la participation à la Croix. Un chemin est meilleur que l’autre, incontestablement ; mais le chemin qui n’est pas le meilleur n’est pas mauvais pour autant, et jamais du reste il n’a été déclaré mauvais.
Primauté de la contemplation dans tous les états ; prière d’abord ; accomplir les œuvres de Marthe avec le cœur de Marie, lorsque l’on est engagé dans la vie active : la spiritualité pure contient tout cela. Réduire la spiritualité pure à l’érémitisme ou à la claustration est un détournement des maximes de l’Évangile. C’est aussi quelquefois un mensonge odieux. Toutes les fois en effet que des chrétiens, engagés par état de vie dans des responsabilités familiales et sociales, n’ont pas le courage ou la bonne volonté d’y faire face et prétendent néanmoins trouver l’union avec Dieu dans la récitation liturgique des psaumes, la lecture savante de saint Jean de la Croix ou les séjours confortables à l’ombre des abbayes, ils mentent au Seigneur, ils ne lui donnent pas cette fidélité précise qu’il attendait de leur générosité et leur soi-disant spiritualité pure est une manière hypocrite et commode de préserver leur lâcheté, leur paresse et leur égoïsme.
Que la fidélité des chrétiens qui vivent dans l’état commun soit corrélative de la fidélité de ceux qui ont choisi l’état de perfection, que le mariage chrétien par exemple soit solidaire de la chasteté consacrée ; et que d’autre part la lecture des grands spirituels qui se sont purifiés dans la solitude soit extrêmement utile, à condition de transposer, aux chrétiens qui vivent au milieu du monde, de tout cela je suis absolument sûr. Par ailleurs, que le danger ne soit pas négligeable de faire diversion à Dieu et aux biens éternels lorsque l’on a charge des biens temporels, de cela je suis sûr également. Mais ni l’excellence, le primat et la nécessité de la vie parfaite, ni les périls de la vie commune ne doivent faire rêver d’une vie spirituelle qui ne serait pure que par évasion.
La vie spirituelle peut et doit être pure même chez ceux qui travaillent à un ordre temporel chrétien. C’est à la condition qu’ils y travaillent non seulement et d’abord en s’adonnant à l’oraison, mais encore en étudiant et mettant en œuvre les enseignements du Vicaire de Jésus-Christ au sujet de cet ordre temporel.
L’ÉGLISE est évangélique non seulement lorsqu’elle définit l’Immaculée Conception ou lorsqu’elle rétablit la vigile pascale mais encore lorsqu’elle dénonce le communisme ou qu’elle donne des directives au sujet de l’école et de l’usine, des armements et de l’État. Ne pas admettre que l’Église même lorsqu’elle intervient dans ces domaines ne soit encore et toujours l’Évangile c’est aussi ne pas admettre l’Évangile.
Quand on lit dans saint Jean le récit de la première comparution de Jésus devant Pilate, ce qui frappe le plus c’est la transcendance de la réponse du Seigneur. D’une manière absolue il se désolidarise de toute royauté temporelle : « Mon royaume n’est pas (originaire) de ce monde. Si mon royaume venait de ce monde mes serviteurs auraient certainement combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. Mais non, mon Royaume ne vient pas d’ici-bas ». ([6])
Le pouvoir de Jésus-Christ ne peut être assimilé aux pouvoirs de ce monde ni par l’origine, ni par la nature, ni par les moyens. Pourtant, cette distinction absolue et cette transcendance n’empêchent pas l’extension de son autorité sur les choses de César, à cause de la vocation à la lumière divine qui est celle des sujets de César. Puisque tout homme qui procède de la vérité écoute la voix de Jésus, Jésus a nécessairement autorité sur les choses de César, afin qu’elles permettent aux hommes d’être fidèles à la vérité. Le Seigneur déclare en effet : « Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque procède de la vérité écoute ma voix … »
C’est parce que les sujets de César doivent écouter la voix de Jésus-Christ, c’est afin qu’ils puissent écouter cette voix que la Sainte Église, encore que son Royaume ne soit pas de ce monde, ne peut pas ne pas intervenir dans les royaumes de ce monde. C’est un droit imprescriptible. L’Église est absolument distincte de César. C’est bien César qui a la charge de procurer un ordre temporel. Mais l’Église a charge et fonction d’enseigner aux nations, et à César lui-même, le respect de la loi de Dieu en toutes choses, v compris dans l’ordre temporel. Si l’on était frappé par l’absolu du spirituel au point de méconnaître ses conséquences sur le temporel c’est que l’on aurait mal interprété cet absolu. On l’aurait compris dans un sens de séparation et non pas, comme l’Évangile, dans un sens d’illumination et de rayonnement. L’absolu de l’Évangile, sa pure spiritualité, consistent dans l’union deshommes avec Dieu comme des enfants bien-aimés par l’amour et la foi. L’une des premières conséquences est le rayonnement de la foi et de l’amour sur le temporel pour qu’il devienne digne des enfants de Dieu dans le Christ.
R.-Th. CALMEL, O. P.
Itinéraires, n° 43 – Mai 1960
Notes :
[1] – (1) Par exemple dans Sur nos routes d’exil, les Béatitudes, le chapitre : sens politique et pureté. (Nouvelles Éditions Latines, Collection Itinéraires).
[2] – (1) Nous nous permettons de renvoyer au chapitre VIII de Sur nos routes d’exil, surtout pp. 45-49 (troisième volume de la Collection Itinéraires, aux Nouvelles Éditions Latines).
[3] – (2) Concile du Vatican, n° 1800 de Denzinger.
[4] – (1) Voir Léon XIII, encyclique Au milieu des sollicitudes ; commentaires lumineux par Madiran, On ne se moque pas de Dieu (Nouvelles éditions latines, 1957).
[5] – (1) On sait que Thibon est souvent revenu sur ces deux vérités complémentaires : la Grâce ne veut pas une société malsaine, mais aussi c’est la Grâce qui permet au corps social de retrouver la santé.
[6] – (1) Voir traduction et commentaire par le P. Lagrange op. dans L’Évangile de Jésus-Christ (Gabalda, éditeur.)