
A l’approche du dimanche du « Bon Pasteur » (deuxième dimanche après Pâques), nous donnons à nos lecteurs une profonde méditation d’un religieux bénédictin sur Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Prions en ce dimanche pour les Vocations sacerdotales, et la persévérance de ces vocations, afin que les prêtres soient, à l’imitation de leur divin Maître, de bons pasteurs, fidèles à leurs engagements, pour leur propre salut et celui des âmes à eux confiées.
La rédaction, 12 avril 2024
Pour le deuxième dimanche après Pâques (Jn 10, 1-21)
Fr. E.Pichery O.S.B.
Vie Spirituelle, avril 1925 p. 32-48
La première partie du chapitre X° de saint Jean se présente naturellement comme la suite de la discussion de Notre-Seigneur avec les Pharisiens à propos de l’aveugle-né. L’attestation solennelle qui en marque le début : « En vérité, en vérité, je vous le dis », ne saurait faire de difficulté : elle introduit souvent, comme on peut l’observer au verset 7°, un simple développement du sujet ou de la situation. Aussi bien, nous avons une preuve positive dans la réflexion du verset 21°, qui rattache intimement le discours entier à l’épisode précédent : « D’autres disaient : Ces paroles ne sont pas d’un possédé ; est-ce qu’un démon pourrait ouvrir les yeux des aveugles ? » Enfin, l’analyse des idées va donner un témoignage concordant.
Ce passage constitue comme une trilogie. Trois paraboles s’y succèdent, mais intimement liées l’une à l’autre, et formant les trois phases d’un développement progressif de la même idée : procédé qui fait songer au parallélisme synthétique, si familier au génie hébreu et dont l’évangile de saint Jean fournit maints exemples.
Voici d’abord un tableau peint sur le vif des mœurs pastorales en Judée. Les récits des voyageurs, et plus particulièrement l’étude que le P. Féderlin a publiée sur ce sujet dans les Missions catholiques de 1914, permettent d’en apprécier l’exactitude.
Les troupeaux de chèvres et de moutons forment actuellement encore une des richesses principales du pays. Ils vivent de pâturage. Durant l’automne et la saison des pluies, chaque soir les ramène dans les enclos situés en avant des maisons, à moins qu’ils n’aient émigré au loin, vers des régions plus hospitalières, sur le versant occidental des collines de Judée. Mais pendant l’été, alors qu’ils paissent les terrains moissonnés ou laissés en jachère, il arrive souvent qu’on les parque en pleins champs. Ces campements à la belle étoile sont de toute nécessité au printemps, c’est-à-dire de janvier jusqu’aux premiers jours de mai, période où le troupeau s’éloigne du village, pour séjourner sur les plateaux et les pentes recouvertes de gazon. Occupé tout le jour à chercher sa nourriture, on le parque pour la nuit, si quelque grotte ne s’offre par hasard au flanc des coteaux, dans une enceinte grossière. Elle consiste en un mur rudimentaire, surmonté d’épines, ou simplement en un rempart de broussailles et d’épines superposées. Une porte unique, obstruée de fagots d’épines, y donne accès en temps opportun.
Ces précautions sont nécessaires contre les fauves, contre les voleurs aussi. On voit souvent deux ou trois malfaiteurs se concerter, afin d’attaquer de préférence le bercail dont le gardien, moins robuste, ne saurait opposer de résistance bien vive. S’ils réussissent à obtenir le silence du chien, leur tâche est plus aisée encore. L’un d’eux saute à l’intérieur et lance à ses complices ce qu’il peut saisir. Ceux-ci l’emportent au plus vite, afin de le vendre à leur profit.
« En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis – αύλή désigne la bergerie en plein air -, mais escalade par quelque autre endroit, celui-là est un voleur et un brigand ». Il y a gradation entre les deux termes : tel qui venait pour prendre, est obligé de tuer, parce qu’il rencontre plus de résistance qu’il n’avait supposé.
Le berger se comporte d’une autre manière : « Au contraire, celui qui entre par la porte, est le pasteur des brebis ».
« A celui-ci le portier ouvre », poursuit le Seigneur.
On a dit et répété, mais sans fournir jamais de preuves très décisives, que l’usage était de réunir plusieurs troupeaux dans la même enceinte. Un gardien spécial veillait durant la nuit. Il ouvrait la porte aux bergers, lorsque ceux-ci venaient, sur le matin, prendre leurs brebis.
La réalité paraît bien différente. Il n’est pas rare que le propriétaire se transporte lui-même, avec quelques membres de sa famille, dans les lieux de pâture, au moins pour le temps de la belle saison. Et alors, ou bien il garde lui-même son troupeau, aidé par l’un de ses enfants ; ou bien ses fils, déjà grands, remplissent seuls cet office ; ou enfin il confie son bétail à un berger de profession. Celui-ci loue ses services pour une année entière. Le contrat se passe avec une solennité tout orientale, en présence des siens et des notables du village. Son honneur est donc engagé, celui de ses proches également ; il a une vraie responsabilité. Aussi lui témoigne-t-on la plus grande confiance ; il est traité comme étant de la famille. On l’intéresse au bon état du troupeau, en lui donnant une part des agneaux qui naissent dans l’année ; les brebis de son maître deviennent en vérité les siennes.
Tant que celui-ci demeure au pâturage, ou quelqu’un des siens, le berger peut se retirer le soir dans sa famille.
Avec l’aube du lendemain il se présentera à la porte de la bergerie ; et l’on s’empressera de lui ouvrir. C’est le cas visé par notre parabole.
Il entre, et, après les travaux nécessaires, se met en devoir de faire sortir le troupeau. Ses brebis se pressent autour de lui, car elles connaissent sa voix et « l’écoutent » docilement. « Il n’est point de pays, écrit le P. Féderlin, où les bergers usent plus de leur voix ». Il les appelle « par leur nom ». Quiconque a vu des pâtres, sait qu’il en est ainsi dans les cinq parties du monde. La chose, à la vérité, paraît malaisée, si le troupeau compte de cent à deux cents têtes. Cependant, le P. Féderlin a recueilli plus de cinquante noms, tirés d’une particularité quelconque, couleur, taches, cornes naissantes, etc. Et l’on peut croire qu’il en existe bien davantage. Au reste, les auteurs profanes affirment sans restriction le même fait des bergers qu’ils ont observés :
Et in unum congregat agnos,
Nomina nota vacant,
lit-on chez de vieux écrivains bucoliques. Les brebis ne sont point pour leur pasteur des unités indifférentes dans un tout qui seul l’intéresserait. Ce sont « ses brebis » ; il les aime. Et, comme l’affection est un sentiment qui se termine à une personne ou à un individu, il les distingue l’une de l’autre et prend une sollicitude particulière de chacune d’elles. Il ne faut donc point parler ici d’un appel collectif, d’un signal connu de toutes : ce ne serait pas seulement ôter son charme à ce trait, ce serait le priver de toute signification.
Appeler ne suffit pas, il faut agir. Le grec présente, au verset 4°, un terme fort expressif : έχβάλη. C’est le même verbe qui exprimait, au chapitre précédent – versets 34° et 35° -, l’action violente des Pharisiens contre l’aveugle-né. En effet, le berger doit, pour l’ordinaire, saisir une brebis par la laine du cou et la forcer de sortir, puis une seconde. Lorsqu’il en a deux dehors, c’est le moment de redoubler ses appels. Parfois il faut qu’on l’aide de l’intérieur, tant la gent moutonnière est indécise. Enfin, le branle est donné, et le troupeau se précipite en bêlant vers la porte.
Lorsque tout est sorti, le berger prend la tête et pousse de nouveau ses cris gutturaux. « Et ses brebis le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix ».
Entendent-elles, au contraire, la voix d’un étranger, « elles ne le suivront pas, mais s’enfuiront de lui » dans toutes les directions, « parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers ».
Cette brève description est qualifiée par saint Jean de παροιμία. Le mot, rare dans le Nouveau Testament [1], équivaut pratiquement à παραβολή, et désigne un discours sapientiel, symbolique et enveloppé, le « mâchâl » des Hébreux. Ce genre comporte des nuances infiniment variées, allant de l’allégorie pure, ou métaphore continuée, sorte de diptyque, où les traits de l’objet sensible et ceux de l’objet signifié se répondent exactement deux à deux, jusqu’à la pure parabole, ou simple comparaison développée, portant sur un point unique et précis.
Ces principes posés, il est facile de montrer que nous n’avons pas affaire à une allégorie pure. Quel serait le symbolisme du portier ? On a proposé tant de solutions, sans qu’il s’en trouve une seule qui soit vraiment satisfaisante ! Représentera-t-il Moïse, Jean-Baptiste, Dieu, le Christ lui-même ? Mieux vaut tenir ce détail pour parabolique, c’est-à-dire nécessaire au récit, mais sans portée spéciale. Que faudra-t-il voir dans le bercail ? L’Église ? Mais le berger en fait sortir les brebis ! La synagogue ? Mais il ne s’agit pas davantage actuellement des rapports que les âmes ont avec elle ! Que signifierait encore la sortie du troupeau, le berger marchant devant ses brebis ?
Le morceau s’apparente plutôt à la simple parabole, et oppose, par le moyen d’une comparaison développée en tableau de mœurs, l’intrus sans titre et sans mission au pasteur légitime, la cruauté du premier et la défiance des bonnes âmes à son endroit, aux soins attentifs du second et à l’attachement qu’il trouve naturellement dans son troupeau.
Qui sont les intrus ? L’événement qui fut l’occasion de ce discours le donne bien à comprendre. Au reste, saint Jean prend soin de nous dire par deux fois – versets 1er et 6° -, que la parabole est adressée aux Pharisiens. Pour eux donc, le coup droit par lequel elle débute : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre point par la porte dans l’enclos des brebis, mais escalade par quelque autre endroit, celui-là est un voleur et un brigand ». Pour eux encore, le trait de la fin : « Un étranger, les brebis ne le suivront pas, mais elles fuiront de lui, parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers ». « Nous sommes, pensent-ils, les seuls clairvoyants, les seuls docteurs authentiques et pasteurs du peuple. – Non, non, vous vous arrogez sur les âmes un pouvoir usurpé, dont vous profitez pour la violence et l’injustice. Ainsi venez-vous de faire à l’aveugle-né. Mais lui, en revanche, n’a éprouvé à votre endroit que défiance et aversion ».
Qui est le pasteur ? Mais qui, en vérité, s’est montré aussi miséricordieux que les autres furent cruels ? De qui la voix a-t-elle été entendue, connue, aimée par le pauvre, deux fois guéri, deux fois éclairé, et dans son corps et dans son âme ? Puis, les cœurs chrétiens, dont le témoignage, en cette matière, ne saurait être vain, conservent, comme un trésor embaumé, la mémoire de certaines paroles : le vocat nominatim, le sciunt vocem ejus, qui leur paraissent, comme aussi bien elles ont paru de tous les temps, l’expression divinement heureuse de la tendre sollicitude du Seigneur pour les siens, et de l’intime connaissance qu’ils ont de lui dans le mystère secret de la foi. Enfin, Notre-Seigneur n’est-il point le Pasteur, l’unique ? Et le présent récit ne fait-il point partie d’un ensemble destiné à mettre en relief cette vérité, comme la suite le fera voir manifestement ? Ce qui s’esquisse maintenant, se déclarera tout à l’heure avec une magnificence incomparable.
Le verset 6° forme transition : « Jésus exposa cette parabole aux Pharisiens ; mais eux ne comprirent pas ce qu’il voulait leur dire ». Et aussitôt, avec le verset 7°, l’annonce d’un développement nouveau : « Jésus reprit donc la parole. »
Que l’on veuille bien y faire attention : c’est parce que les Pharisiens n’ont pas su comprendre la leçon qui leur était faite, que le Seigneur insiste. Les commentateurs anciens et modernes qui ont vu dans la fin de ce discours une explication de la première partie, ne manquèrent donc pas de fondement. On peut néanmoins, sans contredire tout à fait à leur sentiment, reconnaître ici deux autres paraboles, brodées, il est vrai, sur le même thème que la précédente : les images y sont nouvelles, ou bien mettent en valeur des idées différentes ; en outre, elles offrent une couleur allégorique plus accentuée, et sont aussi d’une interprétation plus facile.
Notre-Seigneur commence par reprendre l’idée de la porte, qu’il avait mise en vedette dès les premiers mots, mais pour la charger d’un symbolisme d’une richesse inattendue. Il va expliquer la raison profonde pourquoi les Pharisiens sont des intrus ; l’intention polémique est encore très nette. « « En vérité, en vérité, je vous le dis, c’est moi qui suis la porte des brebis ». Non pas : la porte par laquelle entrent les brebis ; mais : la porte pour aller aux brebis. Le lien avec la parabole précédente, le contexte immédiat – verset 8° – l’exigent. Il faut passer par le Christ, pour être vrai et légitime pasteur. Pasteur par excellence, lui seul confère l’autorité sur les brebis, comme une délégation de son pouvoir et une participation de son titre. Quiconque prend une autre voie, est un intrus, un voleur, un brigand.
Et voilà précisément leur cas : « Tous ceux qui sont venus avant moi, dit le Seigneur, sont des voleurs et des brigands ». Ce sont les expressions mêmes du verset 1er, auquel cette deuxième parabole fait manifestement pendant : les circonstances leur réservent tout le poids d’une condamnation si générale de prime abord. Tandis qu’ils revendiquent le privilège de la direction des âmes et se posent en règle vivante de la foi, ils ne font qu’usurper un rôle pour lequel ils n’ont point de titre ; et leur égoïsme, leur violence brutale montrent assez d’autre part qu’ils n’ont pas davantage les sentiments du vrai pasteur. « Mais les brebis ne les ont point écoutés ». Elles les fuient, comme elles fuient tout étranger dont elles ne connaissent pas la voix.
Le Seigneur reprend : « Je suis la porte », dans le même sens que tout à l’heure, c’est-à-dire la porte pour aller aux brebis, et non la porte par laquelle entrent les brebis : ce qui romprait l’unité du morceau. « Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et il sortira, et il trouvera des pâturages ». C’est qu’en effet nous ne pouvons réussir que dans la mesure où nous nous accordons avec les pensées divines ; mais celui qui, ayant mission de par Dieu, agit uniquement dans la ligne de cette mission et se dévoue tout entier aux vouloirs divins sur lui, celui-là est tout-puissant. Assuré de la protection d’en haut, quelques difficultés qu’il rencontre, il échappera sain et sauf, et exercera en dépit de tout son ministère. « Il entrera et il sortira » : allusion directe, semble-t-il, aux fonctions du berger, qui entre le soir avec son troupeau dans le bercail, et en sort le matin, pour gagner les pâturages. Rien n’empêchera donc le véritable pasteur de remplir son office ; et il « trouvera » pour ses brebis « des pâturages » abondants. Des Palestiniens comprenaient mieux que nous la valeur de cette image, dans un pays qui n’a d’heureux et de fécond que les quatre mois du printemps.
Le verset 10° est, comme le 6°, bien que d’une autre manière, un verset de passage : il introduit la troisième parabole, mais se rattache en même temps à la deuxième.
Si un parallèle rapide doit résumer cette dernière et en condenser la doctrine en traits vifs et pressés, on s’attendrait naturellement qu’il fût institué entre les Pharisiens, bergers intrus, et les bergers selon le Christ. Non ! c’est lui-même que le Seigneur oppose aux voleurs et brigands : « Le voleur ne vient que pour voler, pour tuer et pour perdre ; moi, je suis venu, pour qu’elles – les brebis – aient la vie, et qu’elles soient dans une plénitude surabondante ». Mais quoi ! son image ne grandissait-elle point à vue d’œil depuis le commencement, jusqu’à remplir désormais toute la scène ? Lorsqu’il déclarait naguère qu’il est la porte des brebis, n’était-ce pas déclarer par métaphore, nous l’avons indiqué, que l’on n’est pasteur que moyennant une participation de son titre personnel, qu’il est l’unique pasteur ?
Dans quels pâturages mène-t-il ses brebis ? Elles y trouvent la vie divine, tous les biens célestes avec surabondance, l’éternel rassasiement. Ah ! le Seigneur ne mesure point ses dons : Spiritus Domini replevit orbem terrarum ; Repleti sunt omnes Spiritu Sancto ; Reple tuorum corda fidelium ; Ut impleamini in omnem plenitudinem Dei ; Deus omnia in omnibus. Il n’est question que de plénitude. C’est pour nous combler que le Seigneur est venu. « Il ne désire rien tant que de trouver à qui donner ».
L’incompréhensible libéralité a commencé de se découvrir. Toute polémique disparaît dorénavant ; Notre-Seigneur épanche son cœur, en traçant définitivement le portrait qu’il n’avait fait qu’esquisser, du bon pasteur.
« Je suis le bon pasteur », avec l’adjectif mis en relief par la répétition de l’article, et par la reprise immédiate de la même expression, au débat de la phrase suivante. Non pas seulement le vrai, mais le bon. Car la bonté, le dévouement, c’est le signe infaillible et incommunicable du vrai pasteur. La première parabole le faisait bien entrevoir ; celle-ci le déclare en des termes qui ne s’oublieront plus.
« Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis ». Le grec dit : « dépose ». Le mot est tellement important et caractéristique, qu’il sera repris quatre fois jusqu’au verset 18°. Il exprime par lui-même la liberté, la générosité, la plénitude du sacrifice. Mais, dans ce sens déjà si beau, le verset 18° révélera une excellence unique et souveraine. Le mieux qu’un homme puisse faire, c’est de consentir à la mort que lui imposent ses semblables, de manière à la changer par là en volontaire sacrifice. Mais le Seigneur est libre de cette nécessité. Qui pourrait enlever la vie au Fils de Dieu, s’il ne le voulait ? Il la « dépose » de lui-même. De ce chef, la réalité dépasse l’allégorie ; et celle-ci ne reste vraie que si l’on revêt les termes employés d’une signification éminente. Elle la dépasse encore à un autre titre. Le berger conscient de son devoir est prêt à payer de sa personne ; mais le péril est rarement mortel pour lui, et il lui en coûte généralement assez peu de s’exposer. Le Seigneur, ce n’est pas une chance qu’il court ; il est sûr de mourir par nous : il « dépose sa vie pour ses brebis ».
Tout à l’opposé du pasteur, le mercenaire. Celui-ci n’a pas donné son cœur. Recruté pour quelques semaines, c’est l’étranger qui ne fait que passer, sans lien solide avec la famille qui l’emploie, sans intérêt dans le troupeau. Si le loup, profitant des accidents du terrain, et de la couleur de son pelage, qui se détache mal sur le fond grisâtre des plateaux, se glisse, même en plein jour, vers les brebis en pâture, le mercenaire n’essaye pas de l’éloigner ni de lui disputer sa proie ; mais il ne l’a pas plus tôt vu, qu’il abandonne le troupeau et s’enfuit. Le fauve a toute liberté de ravir et de disperser. Ce dernier mot est à remarquer le Mauvais et ses suppôts rompent l’unité. Mais cette doctrine paraîtra dans tout son jour au verset 16°.
Le mercenaire remplit son métier de mercenaire. Que lui importe une brebis de plus ou de moins, que lui fait la tranquillité de toutes, puisque aussi bien elles ne sont pas à lui ?
Les versets 14° et 15° sont indûment séparés, dans la Vulgate, par un point : il faudrait une simple virgule. « Je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis et elles me connaissent, de même que le Père me connaît et que je connais le Père ; et je donne ma vie pour mes brebis ». Ainsi, tout est clair. Autant le mercenaire demeure étranger à son troupeau, autant les rapports sont intimes et personnels entre le Seigneur et ses fidèles : ils sont tellement à lui ! c’est le vocat nominatim et le sciunt vocem ejus de la première parabole, mais singulièrement agrandis, agrandis jusqu’à l’infini. Car le type de cette connaissance mutuelle, pleine de confiance et d’amour, c’est l’intimité, la pénétration réciproque du Père et du Fils, c’est l’admirable échange qui se fait entre le Père et l’âme du Seigneur, c’est l’échange éternel qui se fait in divinis entre le Père et son Verbe. Dans cet échange naît la source profonde du dévouement de Notre-Seigneur pour ceux qui sont à lui : « Et je donne ma vie pour mes brebis ».
Puis, sa pensée embrasse, par-delà les étroites limites de son ministère actuel, la foule immense des peuples de la terre que le Père lui a donnés. Il faut qu’il les amène aussi jusqu’à soi, ces âmes dispersées. Elles entendront sa voix ; « et il n’y aura qu’un troupeau, qu’un pasteur ».
L’imagination antique, toute proche de la vie champêtre, appliqua naturellement aux rois et chefs d’armées l’épithète de « pasteurs de peuples ». L’Esprit-Saint conféra à cette métaphore une tout autre dignité, en l’élevant jusqu’à signifier la Providence divine.
Maintes fois, dans les Psaumes, Israël nous est représenté comme le troupeau de Yahweh : « Yahweh est mon pasteur ; rien ne me manquera ; en de verts pâturages il m’a fait reposer » [2] ; « Pourquoi, ô Dieu, nous avez-vous rejetés pour toujours ? Pourquoi votre colère s’est-elle allumée contre le troupeau de votre pâturage ? [3] » « Il fit partir son peuple comme des brebis, il les mena comme un troupeau dans le désert [4] » ; « Nous sommes son peuple et le troupeau de son pâturage » [5].
Les prophètes surtout excellent à faire ressortir la charité et la sollicitude que le terme comporte. Isaïe : « Voici le Seigneur Yahweh vient avec puissance… Comme un berger, il paîtra son troupeau ; il recueillera les agneaux dans ses bras et les portera dans son sein ; il conduira doucement celles qui allaitent » [6]. Jérémie : « Celui qui a dispersé Israël le rassemblera, et le gardera comme un berger fait son troupeau » [7]. Avec plus de clarté que lui, sinon plus de tendresse, Ezéchiel annonce l’avènement d’un nouveau David, c’est-à-dire du roi messianique, qui sera le pasteur de son peuple : « Je leur susciterai un seul pasteur qui les fera paître, mon serviteur David ; c’est lui qui les paîtra, lui qui sera leur pasteur » [8].
Les évangiles synoptiques ont montré la réalisation de ces prophéties. Notre-Seigneur est le pasteur qui laisse ses quatre-vingt-dix-neuf brebis, pour courir après celle qui s’est perdue, et la rapporte avec joie sur ses épaules, lorsqu’il l’a retrouvée [9]. En prédisant l’abandon de ses disciples il cite Zacharie : « Je frapperai le pasteur, et les brebis seront dispersées » [10]. Au jugement enfin, il séparera les bons des méchants, « comme le pasteur sépare les brebis d’avec les boucs » [11]. Ces textes ne dépassent point toutefois ceux de l’Ancien Testament, dans l’expression de l’amour et du dévouement.
Il en va autrement pour saint Jean. Notre troisième parabole est toute dans cette idée, absolument nouvelle, que le bon pasteur donna sa vie pour ses brebis. C’est le dogme de la Rédemption par le sacrifice qui nous est présenté sous cette forme concrète et touchante.
Nous en voyons également les fruits, et tout d’abord la profondeur de la rénovation produite dans les âmes. La vie que Notre-Seigneur leur communique avec une plénitude surabondante, crée entre elles et lui une intimité comparable à sa propre intimité avec le Père. Et cette intimité s’exprime par la connaissance. A cela, rien d’étonnant. Non seulement la connaissance suppose une adaptation parfaite du sujet à l’objet, mais l’intelligence est par excellence la faculté assimilante. Sans doute, le primat appartient ici-bas sans conteste à la charité : encore que l’union qu’elle produit soit conditionnée par notre connaissance, elle nous unit pourtant à Dieu ut res, dans sa réalité, vivante ; tandis que nos pauvres espèces, même illuminées par la lumière de foi, ne laissent transparaître du divin qu’une notion fragmentaire, analogique et très lointaine. Mais dans la béatitude, l’intelligence surnaturelle reprendra le premier rang. Et ce sera une transformation inouïe : Similes et erimus, quia videbimus eum sicuti est – Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est » [12].
La parabole nous montre encore l’extension du bienfait rédempteur à toute la terre.
Enfin, et ceci mérite une attention particulière, elle présente comme le terme de l’œuvre rédemptrice et son résultat le plus compréhensif l’unité entre les fidèles.
Saint Paul nous aide ici merveilleusement à comprendre l’Evangile. Nul apôtre n’a autant parlé d’unité : « Etant plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ » [13] ; « Puisqu’il y a un seul pain, nous formons un seul corps, tout en étant plusieurs » [14] ; « Il est notre paix, lui qui des deux peuples a fait un seul peuple » [15]. Il n’y a qu’un seul corps et un seul Esprit… Il n’y a qu’une foi, un Seigneur, un baptême, un Dieu, Père de tous » [16].
Bien plus, tout le mystère du Christ se définit par l’unité en lui, le Père a résolu dès l’éternité d’« unir tout ce qui est dans le ciel et sur la terre » [17].
Écho fidèle de la pensée du Seigneur en saint Jean l’unité de la charité, ce sera son commandement [18], l’objet de sa prière sacerdotale [19] ; l’unité de tous les fils de Dieu dispersés, c’est le fruit de sa mort [20].
Jésus est mort pour que nous soyons un, parce que, surnaturellement, nous n’avons de vie qu’à la condition d’être un avec lui et avec nos frères, n’y ayant qu’un Dieu, qu’un Seigneur, qu’un baptême, qu’une vie.
Le Seigneur est mort pour l’unité ! Se trouvera-t-il jamais un motif suffisant de rompre le lien de la charité ? Il faudrait mourir plutôt, à son exempte. « Certain frère demanda un jour à l’abbé Pémen : Qu’est-ce donc que le Seigneur dit dans l’Évangile : On n’a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ? Comment cela se peut-il pratiquer ? Le vieillard répondit : Si quelqu’un entend de son prochain une parole mauvaise, et, pouvant répondre, supporte dans son cœur la blessure qui lui est faite, et se fait violence pour ne pas répondre une parole méchante qui contristerait son frère, celui-là donne sa vie pour son ami » [21]. Plus éloquemment encore, saint Denys d’Alexandrie au schismatique Novatien : « Si c’est malgré toi, comme tu le dis, que tu as été entraîné, montre-le en revenant à nous spontanément. Ton devoir était de souffrir, plutôt que de déchirer l’Église de Dieu. Si c’est un martyre glorieux de tout affronter pour ne pas adorer les idoles, c’en est un plus glorieux encore, selon moi, de tout supporter pour ne pas faire de schisme.
Dans le premier cas, on est martyr pour son âme seule ; dans le second, on l’est pour toute l’Église » [22].
L’idée du Pasteur fut chère à l’antiquité chrétienne. Jésus est « le grand pasteur des brebis » [23], « le prince des pasteurs » [24], « le pasteur et le surveillant des âmes » [25], dont les évêques et les pasteurs ne sont que les représentants, pour garder et accroître le troupeau qu’il a acquis de son sang. L’épître de saint Clément [26], l’épître de Barnabé [27], le Pasteur d’Hermas en entier, témoignent de son crédit ; de même, les représentations si nombreuses que l’on trouve dans l’art chrétien primitif, peintures des catacombes, mosaïques, lampes, anneaux, pierres précieuses.
Avec le verset 16° se terminent les paraboles du Pasteur ; mais les versets 17° et 18° s’y rattachent trop étroitement, pour pouvoir en être séparés.
Les 17° et 18° ne font que réitérer l’idée principale de la troisième, à laquelle ils servent de conclusion. Le sacrifice du Seigneur est, devant le Père, un parfum d’agréable odeur ; et le Père l’aime à raison de ce don si entier de lui-même. A la mention de sa mort, Notre-Seigneur ajoute celle de sa résurrection : « C’est pour cela que le Père m’aime, parce que je donne ma vie pour la reprendre ». Idée qui surprend tout d’abord. Mais, outre que ce sont là deux faces d’un même et unique mystère d’amour, le Seigneur, une fois ressuscité, pourra exercer pleinement son office de pasteur ; et toute son âme est tendue vers cet accomplissement de son œuvre. Le prix unique de ce sacrifice et de cet abandon, la raison dernière de la dilection du Père, c’est la liberté entière du Fils et son absolue générosité, c’est la charité incomparable qui paraît dans son obéissance : « Personne ne me la ravit (ma vie), mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre : tel est l’ordre que j’ai reçu de mon Père ».
Voici maintenant l’épilogue de cette belle histoire. Un discernement s’opère, comme en tant d’autres circonstances, chez les auditeurs du Seigneur. Les uns, ce sont les plus nombreux, s’entêtent dans leur aveuglement : « Beaucoup d’entre eux disaient : Il est possédé d’un démon, il a perdu le sens ; pourquoi l’écoutez-vous ? » Mais les autres, dont la sympathie et la foi n’ont fait que grandir depuis l’origine, voient et proclament dans la guérison de l’aveugle-né le signe divin qui autorise sa doctrine : « D’autres disaient : Ce ne sont pas là les paroles d’un possédé ; est-ce qu’un démon peut ouvrir les yeux des aveugles ? »
[1] Cf. Jn XVI-25, 29 ; II Petr. II-22.
[2] Ps. XXII-1
[3] Ps. LXXIII-1
[4] Ps. LXXVII-52
[5] Ps. XCIX-3
[6] Is. XL-10/11
[7] Jer. XXXI-10
[8] Ezech. XXXIV-23
[9] Matth. XVIII-12/14 ; Luc XV-3/7
[10] Zach. VII-13 ; Matth. XXVI-31 ; Marc XIV-27
[11] Matth. XXV-32
[12] I Jn III-2
[13] Rom. XIII-5
[14] I Cor. X-17
[15] Eph. II-14
[16] Ibid. IV-6
[17] Eph. I-10
[18] Jn XIII
[19] Ibid. XVII
[20] Ibid. XI-52 et Ici-même
[21] Verba seniorum, III-201 ; P. L. LXXIII-805
[22] Eusèbe H. E. VI-XLV
[23] Heb. XIII-20
[24] I Petr. V-4
[25] Ibid. II-25
[26] XVI-1 ; XLIV-3 ; LIV-2
[27] V-12