L’amitié est comme un mur inébranlable, hommes et démons ne le peuvent abattre. Heureux l’homme qui compte des amis.

* * *

« Paul, après être resté encore nombre de jours, dit adieu aux frères et s’embarqua pour la Syrie, et avec lui Priscille et Aquila. » (Actes 18, 18).

Au sujet de ce verset, saint Jean Chrysostome, archevêque de Constantinople (344 – 407) et Père de l’Église donna une homélie (la quarante-quatrième sur les Actes des Apôtres) et s’étend sur l’amitié.

Nous donnons ici ce commentaire remarquable. Nos lecteurs goûteront non seulement le style mais profiteront de cette doctrine excellente et tâcheront de progresser dans la vertu de charité, dont l’amitié est une des plus belles facettes. Saint Thomas d’Aquin traite de l’Amitié dans le cursus de la charité (II II q. 23) puis des vertus sociales (II II q. 114).

La rédaction, en la Fête du Très Saint Sacrement 2024

 

* * *

 

« (…) Aucun bien ne saurait égaler l’excellence de l’amitié, comme il n’est point de mal plus funeste que d’avoir des ennemis. La charité, dit saint Pierre, couvre la multitude des péchés (I Pet. IV, 8). Au contraire, l’inimitié interprète en mal les choses indifférentes. Il ne suffit pas de n’être point ennemi, il faut aimer. Jésus-Christ la prescrit, n’allons pas plus loin. L’affliction crée même l’amitié et en resserre les liens. Mais, direz-vous, comme il n’y a plus à présent de persécutions, il n’y a donc plus moyen d’être amis ? – Mais n’avez-vous pas d’autres amis à qui vous devez toujours être fidèles. Du moins que personne n’ait d’ennemis, ce n’est déjà pas peu de chose ; soyons sans envie et bientôt nous ne serons plus calomniateurs. Ne sommes-nous pas tous habitants de la même terre, et entretenus des mêmes fruits. Bien plus, (car voici des motifs supérieurs) : ne participons-nous pas aux mêmes sacrements, à la même table spirituelle ? Voilà, je crois, des symboles d’amitié et qui en prescrivent l’obligation.

     Vous direz : mais comment donner à l’amitié une ardeur nouvelle ? – Eh mais, quel est le stimulant dans l’amour sensible ? La beauté des formes. Eh bien ! par la vertu, embellissons notre âme et nous aurons les uns pour les autres un sincère amour, car ce n’est pas assez d’aimer, il faut que l’on nous aime. Or, n’épargnons rien pour être aimé et bientôt nous aimerons de notre part. Mais comment arriver à gagner l’affection d’autrui ? En étant doux, faciles, commodes, et alors nous trouverons des gens qui nous aimeront toujours. Loin de mettre notre sollicitude à ramasser des trésors, à posséder un domestique nombreux, des maisons, tournons-la à nous faire aimer et à jouir d’une bonne renommée. La réputation, dit le Sage, vaut mieux que l’opulence (Prov. XXII, 1). Celle-là demeure quand celle-ci disparaît et périt. On peut jouir de sa réputation, mais non d’une fortune toujours à la veille d’échapper. Si quelqu’un est noté d’infamie, cette tache est difficile à enlever, mais un pauvre peut acquérir du bien par son industrie. Tel homme possède des monceaux d’or, mais il est encore moins riche que l’homme qui a quelques amis. Ne passons donc pas légèrement sur ce point et regardons-le comme une affaire importante. Une parole douce et une langue officieuse multiplie les amis (Eccli. VI, 5). Ayons un langage honnête et des mœurs pures ; un homme de ce caractère ne peut demeurer inconnu. Pour conserver entre eux les liens d’une étroite amitié, les hommes ont créé plusieurs raisons de s’unir. C’est l’adoption, puis le voisinage, la parenté à tous ses degrés. Mais nous avons d’autres motifs plus pressants, cette table auguste à laquelle nous assistons, hélas ! sans nous connaître, sans nous aimer. C’est vrai, direz-vous, mais c’est le grand nombre qui en est la cause. Nullement, ô mon frère, c’est notre indolence, c’est notre lâcheté plutôt ! Mais voyez les premiers chrétiens ; trois mille d’une part, cinq mille d’une autre, et tous ne forment qu’un seul cœur, qu’une seule âme. Mais aujourd’hui, le frère ne connaît pas son propre frère, et il n’a pas honte de se retrancher sur le plus grand nombre. Celui qui compte des amis échappe aux attaques de ses ennemis, il est supérieur au plus redoutable tyran. Le monarque est moins sûr au milieu de ses gardes qu’un ami au milieu de ses amis, et la gloire de celui-ci surpasse de beaucoup celle de l’autre. Le monarque a des sujets pour protéger sa personne, mais l’autre a pour rempart des amis ses égaux. Le roi est servi par des sujets tremblants et contraints ; l’autre par des amis qui l’obligent de bon cœur et sans nulle crainte. Quel spectacle à ravoir, un seul esprit animer une multitude ! un grand nombre ne former qu’un seul corps ! Voyez cette lyre, elle est montée de cordes diverses qui ont chacune leur timbre différent ; mais le doigt du musicien ne les frappe que pour produire le plus parfait accord. Vive image de la charité qui unit les hommes. La charité est une lyre, les paroles en sont comme les cordes, et comme elles obéissent à une seule impulsion, il n’y a qu’une harmonie du plus suave accord ; et quel est le musicien, c’est la force efficace de la charité, c’est elle qui fait entendre cette enchanteresse mélodie.

     Que ne puis-je vous introduire dans une cité où tous les citoyens ne formeraient qu’un cœur et qu’une âme ! Quel touchant spectacle s’offrirait à vos yeux ! Quel doux concert de volonté et d’affection ! Cette mélodie fait le charme de Dieu et des anges qui l’environnent, excite l’admiration du ciel entier, entraîne la fureur des démons, apaise le feu des passions déréglées. Bien plus, elle ne leur permet pas même de s’éveiller. Quel silence profond elle répand autour d’elle ! Assistez-vous à un concert donné sur le théâtre par une troupe d’habiles musiciens, c’est dans l’assemblée le plus ravissant silence ; pas le plus léger bruissement, le plus léger souffle. C’est ainsi que dans une société d’amis qu’inspire un même esprit de charité, toutes les passions s’apaisent et tombent comme des bêtes féroces apprivoisées par des caresses. Mais l’inimitié offre des effets tout contraires. Toutefois restreignons mon discours à faire le tableau des charmes qu’enfante l’amitié. Avez-vous des amis ? s’il vous échappe une parole inconsidérée, personne pour se dresser, chacun n’a pour vous qu’indulgence et bonté. Faites-vous quelque action qui prête à censure, personne qui vous suppose mauvaise intention et chacun vous excuse. C’est un empressement général à vous tendre la main pour vous relever de votre chute. L’amitié est comme un mur inébranlable, hommes et démons ne le peuvent abattre. Heureux l’homme qui compte des amis. Pour lui, point de périls, point de dangers ; rarement aura-t-il l’occasion de se mettre en colère, il n’en trouve que de plaisir et de charmes. Pour lui, ce n’est que joie, délices sans fin ; il ne connaît point le poison de l’envie, il échappe aux amères rancunes. Un homme en cet état conduit facilement et à bonne fin les intérêts matériels et spirituels. Est-il bonheur comparable à celui d’un homme qui a plusieurs amis ?  Cet homme est comme une ville entourée de puissants remparts, tandis que l’homme sans amis est comme une ville démantelée. Vraiment c’est faire preuve de haute sagesse que de savoir se faire des amis. Otez l’amitié du monde, tout est désunion, désordre. Or, si la seule apparence de l’amitié donne au monde un si flatteur aspect, jugez ce qu’il serait quand l’amitié serait réelle. N’épargnons alors aucun effort pour nous faire des amis, je vous en prie, et que chacun de nous se mette à la tâche.

     Pour moi, dira quelqu’un, je mets tout en œuvre pour y réussir, mais les autres ne répondent pas à mes avances. N’importe, vous n’en serez que plus amplement récompensé.- Je l’accorde, direz-vous, mais la tâche n’en est pas moins fort pénible. Comment donc ? Eh bien ! moi, je vous déclare que si dix personnes seulement unies entre elles par les liens d’une étroite amitié, prenaient comme les apôtres et les prophètes la tâche de prêcher et d’exhorter à la charité, à l’union, vos succès seraient surprenants, vous auriez des amis, et vos peines seraient abondamment récompensées. La charité, c’est le cachet de notre roi, portons-le ; c’est la marque caractéristique des disciples de Jésus-Christ. En aimant, ne faisons-nous pas plus que d’exercer le pouvoir de ressusciter les morts ? Le diadème et le manteau de pourpre distinguent le monarque ; sans cela, les vêtements pour être chamarrés d’or, ne le feraient pas connaître pour ce qu’il est. Eh bien ! revêtez-vous de la charité ; que ce cachet royal vous serve de marque distinctive, et vous gagnerez des amis à votre bénéfice et à l’avantage d’autrui. Celui qui se voit avec des amis n’aime pas d’avoir contre quelqu’un des sentiments de haine. Etudions les menaces de cette image royale, la charité. Oui, soyons affables ; n’attendons pas notre prochain. Ne dites pas : si un tel est mal disposé, je vais me montrer plus mal disposé que lui encore. Voyez-vous le mal de votre frère, prenez l’avance et guérissez son mal. Eh quoi ! vous le verriez et vous accroîtriez l’intensité de son mal ? Ayons surtout à cœur de nous prévenir par des témoignages d’un mutuel respect, et ne vous croyez pas abaissé par le respect que vous rendriez à autrui. C’est vous honorer que de prévenir les autres. Cédez en tout à vos égaux. Ne nous souvenons jamais des injures qui nous sont faites ; mais songeons toujours aux services à nous rendus. Rien n’est plus capable de nous faire aimer qu’un langage toujours obligeant, reconnaissant, qu’un air sans faste, que l’oubli de tout ce qui tient à la vaine gloire et aux vains honneurs du monde. Entrons dans ces dispositions pour échapper aux pièges du démon. En suivant scrupuleusement le chemin de la vertu, nous pourrons obtenir les biens promis à ceux etc. »

 

Saint Jean Chrysostome (Œuvres complètes, T. VII, p. 392 – 394, Edition de 1867, Nancy)