Le message d’une canonisation d’adolescent

 

Par le Père AUBRY – avril 1955

UN garçon de quinze ans, Dominique Savio, élève de seconde chez Don Bosco en 1857, a été canonisé le 12 juin dernier en même temps que le Père Chanel et trois autres bienheureux. C’est là un fait assez spécial, qui mérite réflexion. Au calendrier de l’Église manquait encore un saint adolescent qui ne fût que confesseur. Les enfants et les jeunes vêtus de la robe de sang étaient déjà nombreux : depuis Agnès et Tarcisius jusqu’à Maria Goretti, en passant par les petits pages de l’Ouganda ou ces trois japonais de douze ou treize ans qui, mis en croix comme leur Maître, eurent comme lui le cœur transpercé à Nagasaki au japon. Mais des Confesseurs de quinze ou seize ans en simple robe blanche, ou mieux en blouse ou en veston d’écolier, qu’on peut voir jouer dans une cour de récréation ou faire les commissions de maman, ou déchirer une de ces sales revues qui traînent partout, était-ce même possible ?… Des esprits superficiels, chagrins ou séniles doutaient ou niaient qu’une modeste vie d’écolier et d’adolescent chrétien pût fournir la matière suffisante à une sainteté authentique et à la gloire de la canonisation. Ils n’oseront plus désormais, devant ce garçon de quinze ans qui ne fut rien d’autre qu’un étudiant consciencieux, brûlé, dévoré, par son amour de Dieu et son esprit apostolique.

Mon propos n’est pas ici de raconter sa vie – ses biographies ne manquent pas – mais plutôt de cerner sa jeune et éblouissante sainteté pour en découvrir le message. À l’adresse de ceux qui n’auraient encore d’aucune façon fait connaissance avec lui, je me contente de résumer très brièvement cette existence, afin que la suite apparaisse plus claire. Dominique Savio naît à Riva de Chieri à seize kilomètres de Turin, le 2 avril 1842, dans un tout jeune foyer ouvrier. Son enfance radieusement simple est marquée par une première communion exceptionnellement précoce (à sept ans au lieu de douze comme c’est alors la coutume) et par un goût de l’étude qui le fait consentir aux plus durs sacrifices (pendant cinq mois, ce bonhomme de dix ans fera chaque jour dix-huit kilomètres à pieds). Il a douze ans et demi quand se produit le fait décisif pour sa sainteté : il rencontre Don Bosco et vient chez lui dans la grande cité de Turin, pour ses études secondaires, qu’il entreprend avec la perspective du sacerdoce. En ce milieu propice et sous la sûre direction du saint, son âme d’adolescent s’ouvre aux plus vastes horizons spirituels ; et c’est, en deux ans et demi, une montée fulgurante vers les sommets de Dieu. Accomplissement parfait de sa tâche d’étudiant externe et interne, esprit de prière et de contemplation nourri aux sacrements, joie permanente et initiatives apostoliques aussi audacieuses qu’adaptées au milieu, enfin souffrance en esprit de rédemption dont sa faiblesse de santé surtout lui fournit l’occasion : c’est par ces chemins qu’il avance, héroïque. Au 9 mars 1857, Don Bosco l’envoie refaire ses forces en sa douce campagne. Huit jours après, il meurt dans une paix et une joie divines, s’écriant : « Oh comme c’est beau ce que je vois ! »

Pour connaître cette vie et cette âme, nous disposons d’un document d’exceptionnelle valeur : la biographie écrite par son propre maître et parue en première édition moins de deux ans après sa mort.

C’est d’elle que nous nous inspirerons et, occasionnellement, du Summarium du Procès de béatification.

L’intérêt de cette vie et de cette sainteté se place tout entier en ces deux ans et demi auprès de Don Bosco. Le reste n’était que préparation providentielle. C’est donc à une sainteté d’adolescent qu’on a affaire. Nous nous posons alors la question : qu’est-ce qui a fait de ce garçon un saint adolescent ? Trois éléments fondamentaux, semble-t-il : une prévenance très particulière de la grâce, deux guides sûrs et puissants, la communion à Jésus Rédempteur. Ou, si l’on veut, la part de Dieu, celle des éducateurs, celle de l’initiative personnelle.

La grâce de Dieu d’abord. Dominique est un privilégié. À l’origine, au cours et au terme de sa sainteté, il y a une préférence divine qui se justifie d’elle-même : on n’a pas à demander compte à Dieu des formes d’intervention de son amour personnel. Très tôt, il attire à lui ce garçon qui, à quatre ans, comme la petite Thérèse, se retire dans un coin de la maison pour méditer et prier, qui à sept ans prolonge si longtemps l’action de grâces de sa première communion. « Je constatai, écrit Don Bosco relatant sa première rencontre avec lui, que cet enfant était vraiment animé de l’esprit de Dieu, et je fus émerveillé du travail que la grâce avait déjà réalisé chez un garçon si jeune. » Cette préférence divine est plus marquée encore pendant l’adolescence. Quarante jours après son arrivée à « l’Oratoire » de Turin, il commence d’étonner Don Bosco qui prend note désormais de ses faits et gestes de jeune saint. Son goût de Dieu ne fait que croître. Son attitude pendant la prière fait songer à une contemplation. Son recueillement est habituel au milieu des occupations les plus bruyantes. Et force est bientôt à ce réaliste Don Bosco, qu’on ne trompe pas, de constater que cet adolescent entre dans les chemins mystiques. Ses actions de grâces sont interminables (lui-même viendra l’y interrompre un jour à deux heures de l’après-midi). A des moments inattendus, il voit le ciel s’ouvrir au-dessus de sa tête. Il a des révélations, des charismes qui vont jusqu’aux abords du miracle : il va un jour guérir sa propre mère au nom de la Sainte Vierge. Je cite ces faits non pas pour dire qu’ils constituent la sainteté de ce garçon, mais à titre de signes émouvants d’une prédilection divine qui s’est manifestée de bien d’autres façons.

Adolescent exceptionnel, certes, mais ces faveurs ne sont-elles pas un obstacle qui nous empêche de proposer Dominique comme modèle ? Il ne représente pas la moyenne de nos garçons, qui ne sont pas l’objet de tels charismes. Trop haut, trop beau, ce Dominique ! C’est vrai qu’il est très beau. Qu’il le soit « trop », c’est une autre affaire : c’est bien le cas de tous les saints d’être d’abord des chefs-d’œuvre de la grâce et de faire honte par leur héroïsme à notre lâcheté. L’Église ne nous décourage pas de rechercher l’imitation de jésus et de Marie sous prétexte qu’ils sont tous deux comblés parmi les comblés, exceptionnels parmi les exceptionnels. Il faudrait bien plutôt dire : plus les saints sont proches de la perfection, plus il faut les regarder et s’inspirer d’eux. Le chemin qu’ils ont suivi, ce n’est pas un chemin de traverse, à gauche ou à droite, c’est celui qui s’ouvre devant nous : ils y ont marché plus vite, voilà tout. Dans le cas de Dominique Savio d’ailleurs, on aura soin de ne pas l’immobiliser aux yeux de nos jeunes, en ses extases admirables. Elles ont occupé de courts instants de sa vie, ont pesé moins lourd dans la balance de sa sainteté que les longues patiences du devoir quotidien et les gestes ardents de son apostolat.

Mais ce qui me semble le plus significatif en ce labeur profond de la grâce, c’est qu’il inclut comme une parole de Dieu à l’adresse de nos jeunes et de leurs éducateurs. En opérant de telles merveilles dans l’âme du jeune étudiant Dominique, Dieu ne voudrait-il pas rappeler à quel point il estime et aime la jeunesse, s’occupe d’elle avec une surabondante tendresse, prend en elle ses complaisances, lui demande de jouer un rôle important dans le monde et dans son Église parce qu’il reconnaît en elle des ressources naturelles et surnaturelles souvent insoupçonnées de nous ? Il est vrai que, dans le passé, notre christianisme a trop été une religion de femmes et d’enfants. Certains apôtres modernes n’iraient-ils pas trop loin dans leur louable réaction pour en faire une religion d’adultes masculins ? « Passe encore pour les femmes, diraient-ils. Mais les enfants et les adolescents forment un terrain trop mouvant sur lequel on risque de perdre beaucoup de temps ! » Je me demande s’ils n’ont pas besoin de reméditer la scène évangélique où l’on voit Jésus se fâcher parce que les apôtres rabrouent la marmaille encombrante, où on l’entend proclamer : Laissez venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas, car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume (Mc, ici 13-6). Savons-nous bien ce que c’est qu’un saint ? L’un de ces grands chefs-d’œuvre spirituels qui donnent à notre monde sa valeur et son sens. L’une de ces forces spirituelles les plus puissantes qui, patiemment, au long des siècles, poussent l’humanité en avant et la haussent vers les vrais sommets. Or il y a des saints parmi les enfants, les adolescents et les jeunes. Et si nous en croyons la parole de Pie X, pape de l’Eucharistie, il y en aura de plus en plus. Marie de Nazareth devenant mère de Dieu à seize ou dix-sept ans, Jeanne la Lorraine, Louis de Gonzague, Dominique Savio, Thérèse de Lisieux, Marie Goretti la petite martyre de douze ans… Quelles merveilles de foi candide, de joie et de pureté, de fidélité, d’amour héroïque, en un cœur de quinze ou vingt ans qui s’ouvre à Jésus-Christ ! Ces jeunes saints sont aussi importants dans l’Église vivante que l’évêque saint Siméon de Jérusalem mort à cent vingt ans. La petite Thérèse le disait en une phrase qui est bien à elle : « Le bon Dieu ne regarde pas au temps puisqu’il est éternel. Il ne regarde qu’à l’amour. » Nous pourrions compléter sa pensée en disant : « Le bon Dieu tient compte de tous les âges, car il s’est incarné pour les remplir tous de son propre amour., » Chré­tiens, éducateurs surtout, n’oublions pas qu’avant de célébrer Pâques, nous célébrons d’abord Noël ; avant de célébrer la Passion et la Résurrection du Christ qui nous ont sauvés, nous célébrons dans une crèche un petit enfant, puis dans l’atelier de Nazareth un adolescent apprenti que nous appelons aussi le Sauveur du monde. Depuis l’Incarnation par laquelle le Fils de Dieu s’est fait enfant des hommes et adolescent avant d’atteindre à l’âge mûr, tous les âges sont divins devant Dieu. Car Dieu devant un enfant revoit son Fils à Bethléem, comme devant un adolescent il le revoit à Nazareth. Péguy a dit là-dessus des choses qui ne passeront pas.

Voici donc le premier message de Dominique : il faut regarder nos jeunes avec des yeux pleins de surnaturelle tendresse, il faut les approcher et les aider, d’abord parce qu’il y a toute chance qu’un adolescent aujourd’hui non suivi soit demain un incroyant de plus, et aussi parce que son adolescence comme telle est une richesse naturelle prête à s’épanouir en richesse éternelle. Il faut croire davantage à ces ressources de nos garçons et de nos filles de quinze ans, croire à l’amour de Dieu pour eux et à la puissance de la grâce en eux, croire à leur baptême, à leur confirmation, à leurs communions, croire à la Pentecôte qui continue en eux, croire que leur éducation chrétienne ne se fera que dans la grâce, et par elle d’abord.

Y croire pour mieux y collaborer.

Car voici un deuxième point du message de Dominique. Dieu ne fait pas pousser les saints au milieu du désert, mais dans le jardin de son Église et des familles chrétiennes. N’importe quel saint doit beaucoup à son entourage. C’est encore bien plus vrai des jeunes saints : avec surabondance ils ont puisé dans le contexte humain où la Providence les appelait à s’épanouir. Le cas de saint Dominique Savio illustre cette loi à merveille : il en est peu où se discernent avec autant de clarté l’apport respectif et l’accord harmonieux des trois forces qui coopèrent à une formation chrétienne profonde : la grâce divine, les influences éducatives, le jeu de la liberté personnelle.

Ces trois forces, nous les voyons entrer progressivement en scène, pourrait-on dire, à des dates précises, en des événements significatifs. L’action prévenante et prépondérante de la grâce, on peut la voir suprêmement exprimée en cette matinée pascale du 8 avril 1849, en cette première communion à l’âge de sept ans, où le Christ prend possession de l’âme de son petit serviteur et lui dicte d’étonnantes résolutions : « Je me confesserai et communierai le plus souvent possible. Mes amis seront Jésus et Marie. La mort, mais pas le péché. » L’intervention des forces éducatives, milieux ou présences personnelles, s’inscrit à deux dates inoubliables : 2 octobre et 8 décembre 1854. Le déploiement enfin de la liberté personnelle de l’adolescent s’opérera un dimanche de carême au printemps 1855.

Attachons-nous à discerner les nécessaires influences éducatives. Il y en eut surtout deux : un saint prêtre et la Vierge Immaculée. Je parle ici de l’adolescent, puisque c’est ce point de vue qui nous intéresse. Au seuil de son adolescence, Dominique a eu la double grâce de rencontrer saint Jean Bosco et Notre Dame du 8 décembre, de leur ouvrir et confier son âme et de prendre appui fermement sur eux. Mais il est évident que ces deux guides auraient été bien incapables de faire de ce garçon un saint s’ils ne l’avaient pas trouvé préparé déjà à la sainteté, si leur influence n’avait pas été précédée par une très profonde influence familiale. Faut-il redire ici ce que disent et constatent de plus en plus les psychologues et les éducateurs l’enfant est psychologiquement fait à six ans. Dès six ans, les grandes lignes de son caractère sont tracées ; les grandes aspirations qui marqueront sa vie se sont mystérieusement l’ait jour. Si tant d’adolescents perdent si facilement la foi à quinze ans, la cause de beaucoup la plus importante en est le manque ou les erreurs de formation religieuse entre un et six ans, tellement est précieuse la perméabilité du tout-petit au surnaturel, telle­ment les premières impressions ont une force unique d’enracinement. L’absence de Dieu, de la prière, des gestes sacrés à l’âge des premiers éveils de l’intelligence et du cœur est pour un être humain une immense catastrophe, dont les dégâts seront chèrement payés, et peut-être jamais. On ne dira jamais assez les liens étroits qui unissent la destinée éternelle des parents et les enfants. Charles et Brigitte Savio étaient de pieux campagnards. Ils n’ont pas fait de grands discours à Dominique : ils lui ont donné un foyer où l’on vivait la foi, simplement.

Première rencontre : Don Bosco, 2 octobre 1854.

En cette matinée d’automne, parmi les douces collines du pays d’Asti où Don Bosco a installé sa colonie de vacances, la première rencontre a lieu entre les deux saints. Ce premier face à face du prêtre de trente-neuf ans et du garçon de treize ans est une minute de grâce décisive.

La conquête de la personnalité qui s’affirme dans l’adolescence crée du même coup le besoin d’être suivi et formé individuellement ; mais on connaît la répugnance de nos garçons, et le peu de disponibilité de leurs guides pourtant providentiels. Dominique, aussi bien que Don Bosco, sont ici d’éminents modèles ; fournissant la preuve bouleversante de ce que peut produire de réussi la rencontre de la générosité adolescente avec la sûre lumière d’un vrai sacerdoce.

C’est dans la docilité parfaite de son disciple que Don Bosco a vu la première condition de sa jeune sainteté. Au chapitre VII de la Vie, racontant lui-même en détail la fameuse entrevue, il la résume en cette phrase qui en dit long : « Nous sommes tout de suite entrés en pleine confiance, lui envers moi, moi envers lui ». Cette réciprocité est remarquable. Ils passent contrat sur-le-champ : « Il y a en toi de la bonne étoffe ; nous en ferons un bel habit à offrir au Seigneur ». Et Dominique de répondre : « Si moi je suis l’étoffe, vous, vous serez le tailleur ». Voilà toute leur histoire.

Don Bosco va former et guider Dominique de deux façons en lui ouvrant un nouveau milieu, en intervenant personnellement. Car Dominique, arrivant à Turin comme étudiant le 29 octobre, accède à une vie totalement nouvelle. Il passe de l’intimité familiale à la vie ouverte des collégiens, (le son calme petit village aux, bruits d’une grande cité, de la souplesse d’une existence d’écolier rural au rythme plus contraignant d’un étudiant de la ville. Que fût-il devenu s’il avait été brusquement livré à lui-même au sein de ce redoutable monde moderne où il pénétrait avec toute sa candeur ? Don Bosco lui fournit l’appui d’une communauté très caractérisée, d’un milieu profondément modelé par ses principes et sa volonté de prêtre éducateur : son « Oratoire ». C’est le nom de sa maison, emprunté à saint Philippe Néri. Il dit assez l’orientation et l’ambiance nettement surnaturelles qu’il a entendu lui donner. On y mène la « vie de famille » par un contact étroit entre éducateurs et éduqués dans une atmosphère de joie. On y apprend à aimer Dieu pour de bon, surtout par la fréquentation judicieuse des sacrements. La cour et le confessionnal sont les deux points stratégiques du maître éducateur. Milieu panaché d’ailleurs et ouvert. Dominique connaîtra le double régime de l’internat et de l’externat (il suivra en ville les cours de 5° – 4° et de seconde) ; il se frottera à de rudes apprentis comme à de jeunes bourgeois et aristocrates, à des mauvais comme à (les bons. Mais il profitera d’abord au maximum des richesses que lui apportera quotidiennement « la maison de Don Bosco ».

Et puis, il sera personnellement aidé par « le Père ». On ne saurait certes exagérer l’emprise de l’homme de Dieu sur cette âme d’adolescent qui ne demandait qu’à admirer. Don Bosco : quel regard Dominique portait sur lui. C’était un homme fort et souriant, un chef et un bâtisseur, un écrivain et un lutteur. C’était plus encore un vrai prêtre. Il parlait de Dieu et de la Vierge comme pas un. Il avait des songes merveilleu x; un chien extraordinaire venait le protéger contre ses agresseurs ; il multipliait les petits pains du déjeuner. Et le plus fort, c’est qu’avec tout cela, il vous aimait, il vous faisait sentir qu’il vous aimait pour vous donner à Dieu. Or c’est de cela qu’un adolescent a le plus besoin : se sentir compris et aimé. Dominique se remet donc entre les mains d’un tel père. Celui-ci va jouer à plein son rôle de directeur spirituel. Il inspire les grands thèmes de la vie spirituelle de son disciple : la rédemption, l’Église, Marie. Il règle le rythme de sa vie sacramentaire, l’amenant progressivement à la confession hebdomadaire et à la communion presque quotidienne. Il anime et tempère à la fois sa ferveur, par instants trop fougueuse ou fonçant en de mauvais chemins : quand le garçon choisit par exemple des mortifications d’allure trop monastique, il le ramène dans la voie du réalisme et de la simplicité : obéissance et devoir d’état. Dans ses initiatives apostoliques, très spécialement dans la fondation de « la Compagnie de l’immaculée » dont je parlerai plus loin, il éclaire, approuve, corrige. Ainsi l’adolescent peut ouvrir ses ailes en toute sécurité, en cette présence paternelle qui ne lui fera jamais défaut. Il obéira toujours, aussi bien aux interdictions qu’aux conseils positifs.

L’essentiel de cette direction était donné au sacrement de pénitence. Je sais bien que les deux choses ne sont pas à confondre, sont même séparables. Dans le cas de Dominique, elles se sont admirablement conjointes. Lisons ici un passage du chapitre xiv de la Vie :

Peu après son arrivée à l’Oratoire, Dominique entendit un jour ces paroles d’un sermon : « Jeunes gens, si vous voulez vraiment avancer sur le chemin du ciel, approchez-vous souvent du sacrement de pénitence et de la Table Sainte. Choisissez-vous un confesseur auquel vous ouvrirez entièrement votre âme et que vous ne quitterez pas sans nécessité. » Ces avis frappèrent profondément Dominique. Il fit tout de suite choix de son confesseur et n’en changea jamais. Il commença par lui faire sa confession générale, et, dans la suite, il allait le trouver tous les quinze jours, puis tous les huit jours. Il avait en lui une confiance illimitée et lui parlait des choses de son âme même en dehors de la confession.

On voit les grands principes : confession fréquente régulière, confesseur stable devant qui on est comme un livre ouvert. Selon Don Bosco, la confession hebdomadaire chez un adolescent si pur et si généreux ne jouait pas précisément pour remettre en état de grâce ou arranger une situation trouble, mais comme enrichissement de la vie théologale, comme don du Saint-Esprit, comme instrument purificateur et excitateur de l’amour, comme contrôle, bref comme moyen de progression jusqu’à la sainteté. N’est-ce pas sacrifier une part importante de la vérité et de l’efficacité de ce grand sacrement que de l’envisager, comme font bien des chrétiens et plus d’un prêtre, en fonction seulement du péché mortel » ? En tout cas, il faut noter ce fait peu banal que Don Bosco termine la biographie de son disciple par un appel à la fréquentation sérieuse du sacrement de pénitence (ch. xxvii) où il voit la leçon majeure qui se dégage de cette jeune sainteté à l’adresse de tous les adolescents chrétiens. Dans une récente lettre qu’il adressait à ses diocésains à l’occasion des fêtes toulousaines de saint Dominique Savio, Son Éminence le Cardinal Saliège tirait aussi cette conclusion :

Le christianisme est une vie. L’éducation chrétienne se fait au confessionnal. Le progrès chrétien se fait au confessionnal. Les bons prêtres le savent et ont à cœur de confesser souvent les enfants, afin de les faire vivre chrétiennement. Je nie demande parfois avec inquiétude si la pénurie des vocations ne tient pas à la pénurie des confessions d’enfants et de jeunes gens. Apprendre à l’enfant, au jeune homme, à vivre en chrétien, c’est un des buts de la confession fréquente. Par la confession, Don Bosco conduisit Dominique Savio à la sainteté.

Deuxième rencontre : Marie, 8 décembre 1854.

Don Bosco et plus encore la providence du Père des Cieux conduisent Dominique aux pieds de Notre-Dame Immaculée. Très précisément à cette période d’ « établissement » de la vie spirituelle de l’adolescent, un événement à répercussion mondiale se produit, qui sera dans l’histoire de son âme un événement tout aussi important. On ne peut méditer sur cette étonnante coïncidence sans conclure à un signe : pour devenir un saint, l’adolescent Dominique avait besoin de la Vierge Imma­culée, besoin de se confier à sa tendresse et de la prendre comme très spéciale protectrice. Extérieurement, il s’était assuré l’aide de Don Bosco. Il faut croire que cette présence sacerdotale ne suffisait pas. Intérieurement, il s’assure l’aide de Marie toute Pure, cette présence qui est un Idéal vivant. C’est bien cela elle sera sa Dame d’idéal, la Dame de ses pensées et de son cœur. Écoutons encore Don Bosco, le sûr témoin, nous raconter :

Au soir de ce 8 décembre qu’une neuvaine très fervente avait précédé, les offices étant terminés, Dominique se rendit à la chapelle de l’autel de Marie. Avec l’approbation de son confesseur, il renouvela les promesses de sa première- communion, redisant sans se lasser : « Marie, je vous donne mon cœur, faites qu’il soit à vous toujours. Jésus et Marie, ne cessez jamais d’être mes amis. De grâce, faites-moi mourir plutôt que de me laisser commettre un seul péché. » Quand il eut pris ainsi Marie pour soutien de sa ferveur, Dominique eut une vie spirituelle si admirable, épanouie en des actes de vertu si étonnants que j’ai commencé d’en prendre note pour ne pas les oublier (Vie, ch. xiv).

Autrement dit, la consécration n’a pas été un vain mot : le visage de la jeune Immaculée a fasciné cet adolescent et l’entraîne désormais à l’héroïsme. Dominique de Turin et Bernadette de Lourdes : âmes sœurs, destinées toutes proches, fraîches saintetés épanouies dans la lumière de la Toute Pure, aux mêmes années de ce XIX° siècle à la fois si pauvre et si riche en esprit chrétien.

Ce que Dominique a appris de l’Immaculée, c’est l’esprit de lutte, dans la certitude de la victoire. Car ce candide campagnard en ses premiers contacts d’étudiant externe avec la grande ville moderne découvrait alors avec stupeur les multiples aspects du péché. La tentation désormais était aux portes de son Aine, comme pour un siège en règle. Le démon, ça existe ; on en savait quelque chose chez ce Don Bosco dont les nuits commençaient à être traversées de hurlements d’enfer. L’impureté, ça existe ; il suffisait d’avoir des yeux, des oreilles, des sens, pour s’en rendre compte. Que faire contre ces forces troubles et puissantes ? Résister, se battre, et triompher et, pour cela, aller au prêtre qui tient dans ses mains le Pain qui nourrit, le levain qui fait lever l’armée des Ames pures, le prêtre qui a dans sa bouche la parole qui purifie, redresse et conduit. Il faut aussi aller à la Femme terrible comme vue armée rangée en bataille, à la reine des Victoires, à cette « petite demoiselle » éblouissante, comme l’appellera Bernadette, qui de son pied virginal écrase la tête du vieux serpent. Le péché auquel, en regardant Marie, Dominique préférera désormais la mort, ce sera surtout l’impureté. C’est à sa dévotion à l’Immaculée, vécue dans un esprit chevaleresque et avec une ardente tendresse, que Don Bosco lui-même rattache la lumineuse pureté de Dominique et ses efforts héroïques d’adolescent pour la maintenir intacte, spécialement par la modestie de son regard, qu’il avait naturellement vif et curieux. Il y prendra jusqu’à des migraines, par fidélité à sa Dame. Enfin, chose remarquable, cette dévotion à Marie inspirera aussi ses gestes apostoliques. Non content de la servir loyalement, il voudra lui amener un groupe fervent de chevaliers : les Compagnons de l’Immaculée. Sous son étendard, ils mèneront hardiment de saintes batailles.

Tout ceci veut dire quelque chose, probablement. La Sainte Vierge, surtout en son visage d’Immaculée, a un rôle important, sans doute faut-il dire indispensable, à jouer dans la vie spirituelle d’un adolescent chrétien. Par sa présence tout intime, elle sauvegarde sa foi à Jésus-Christ et sa pureté. Elle réduit son déséquilibre spirituel et sentimental. Elle l’anime à l’apostolat. Beaucoup de nos jeunes, beaucoup même de nos militants semblent se demander encore s’il faut donner une place à la Vierge dans leur vie.

Don Bosco en tout cas n’en avait jamais douté. J’imagine qu’il a dû plus d’une fois rapprocher ce 8 décembre 1854 d’un autre 8 décembre, celui de 1841 : ce jour-là, alors qu’il s’apprêtait à célébrer la messe dans la sacristie de Saint-François-d’Assise à Turin, son premier patronné s’était présenté il lui, un pauvre apprenti-maçon de seize ans, à qui il apprendrait tout à l’heure le signe de la croix et le « Je vous salue ». C’était l’Immaculée qui le lui avait envoyé. C’était donc elle qui présidait à toute son action auprès de cette jeunesse, s’intéressant aussi bien aux âmes ignorantes et mal dégrossies qu’aux âmes d’élite en marche vers la sainteté. L’Immaculée, il n’en pouvait douter un seul instant, était bien Notre-Dame de tous les adolescents, pour inspirer à tous ce sens de l’affrontement chrétien, cette mâle énergie qui doit faire d’eux des lutteurs et des vainqueurs.

Un dernier signe, s’il en est besoin : c’est en 1954 que Dominique a été canonisé, en l’année mariale, au centenaire de sa consécration à l’Immaculée, quatre ans à peine après sa béatification. On peut voir là une délicate réponse de la Vierge à son chevalier servant, et pour nous et nos jeunes, un silencieux et puissant appel.

A ces deux présences fondamentales du prêtre et de Marie. Dominique a dû de surmonter sans dommage la double crise de l’adolescence. A cela, et au fait de sa petite enfance très harmonieuse. La fameuse crise est moins tragique qu’on ne le dit lorsque l’éducation des premières années a été sainement assurée, et lorsqu’à l’âge critique le garçon ou la fille rencontrent les appuis voulus. La crise d’indépendance, d’affirmation de soi par opposition et caprice, Dominique la surmonta par son absolue confiance en son père admiré et aimé, Don Bosco. La crise des sens, qui met en jeu la pureté, il la surmonta par sa donation à Notre-Dame, plus admirée encore et plus aimée.

Dès lors, il était libéré, libre, mis en possession de lui-même et de ses ressources. Le capricieux et l’impur sont des enchaînés, des incapables. Dominique docile et pur accédait à la maturité spirituelle pour construire enfin son originale sainteté. Il avait trouvé son assise. La jeune flamme de sa liberté au service de l’amour allait pouvoir jaillir et crépiter. Il ne manquait qu’une étincelle. Elle vint de la bouche de Don Bosco, l’homme à la parole de feu, un dimanche du premier printemps.

Troisième rencontre : Jésus Sauveur, mars 1855

C’est la rencontre avec Jésus en son mystère rédempteur, avec le Christ total, tête et membres. Un dimanche de mars 1855, le deuxième du Carême vraisemblablement, Don Bosco du haut de la chaire fait le sermon à son petit peuple. Il pense que l’épître du jour n’est pas seulement pour les grandes personnes, mais pour tous ces jeunes, dont certains sont si généreux : « Hæc est voluntas Dei sanctificatio vestra, explique-t-il. Le Seigneur veut que vous deveniez des saints. En exploitant votre situation présente d’apprentis ou d’étudiants. Avec la perspective d’un immense poids de gloire. » Dans l’auditoire, un garçon reçoit ces paroles comme un appel direct de Dieu et en est bouleversé : Dominique. Alors il prononce les mots décisifs : « Il faut, je puis, je veux, je veux absolument devenir un saint. » C’en est fait : il vivra désormais les deux années qui lui restent avec la hantise du grand sommet de la sainteté. Une énergie farouche le soutiendra et lui fera franchir les étapes du « toujours mieux » avec une continuité pleine d’allégresse et sans faille.

Devenir un saint : qu’entend-il par là ? Il l’a dit lui-même :

« Me donner tout entier pour toujours au Seigneur » (Vie, ch. x). C’est une volonté de don plus total encore qu’auparavant, de continuel dépassement dans l’amour : il y reconnaît le sens même de son nom : Dominicus signifie « du Seigneur », et de sa vie.

« Si je ne deviens pas un saint, j’ai raté ma vie. » Par quel cheminement intérieur cet adolescent en est-il arrivé à un tel engagement ? Il semble que dans les cinq ou six premiers mois de sa nouvelle vie, il ait fait la découverte progressive du mystère rédempteur. Ce milieu de l’Oratoire et de la grande cité moderne, la présence et la parole de Don Bosco, infatigable apôtre voué aux âmes (dont la devise « Seigneur, des âmes ; le reste ne m’intéresse pas » avait attiré l’attention de Dominique dès son arrivée), enfin le mystère de l’Immaculée qui est aussi la Mère des Sept-Douleurs, tout cela avait de plus en plus orienté l’adolescent vers la réalité du « salut ». Les âmes, la sienne d’abord et celles de tous ses camarades, elles ont coûté le sang de Jésus Crucifié et les larmes de sa mère. Le péché, les siens, pensait-il, et ceux multiples qu’il voit ou pressent autour de lui : non contents d’avoir provoqué ce sang et ces larmes, il les profanent et les rendent inutiles. Dominique prit cela au sérieux. Alors, devant Celui qui, les bras étendus, avait tout donné, il lui apparut que la seule réponse possible était de tout donner à son tour.

Comment réaliser ce don concrètement ? De lui-même, il eût foncé et forcé du côté des pénitences extraordinaires, des longues prières et des confessions scrupuleuses. Don Bosco intervint pour apaiser, adapter, régulariser, et pour indiquer une nouvelle route : l’apostolat. C’est ainsi qu’on va voir Dominique assumer le mystère rédempteur en ses trois aspects les plus caractéristiques. L’aspect rituel ou sacramentel : il accroît la fréquence de ses confessions et de ses communions et surtout il en approfondit le sens (l’horaire de l’Oratoire lui assurait la messe quotidienne) : ici vient se brancher sa vie de jeune mystique. L’aspect actif ou oblatif : l’union au corps eucharistique de Jésus conduit au dévouement à son corps mystique. Dominique s’engage dans l’action apostolique selon les possibilités que lui offre son milieu. Il se révèle ingénieux, hardi, bientôt chef et, initiateur. Il fonde la « Compagnie de l’Immaculée Conception », à la fois congrégation de la Sainte Vierge, J.E.C. d’internat et petite légion de Marie, et elle exerce sur le milieu une emprise transformante. La devise du maître est vite devenue celle du disciple : « Si je pouvais gagner au Seigneur, s’écrie-t-il, l’âme de tous mes camarades, comme je serais content ! » Enfin l’aspect ascétique : ce frêle adolescent veut souffrir, parce que Jésus son Sauveur a souffert, et comme lui pour sauver des âmes. Sa mortification, c’est d’abord son devoir d’étudiant accompli avec la plus rigoureuse exactitude, son obéissance joyeuse, son acceptation des contrariétés journalières. Tout cela pourtant ne suffit pas à son amour : il veut des journées de jeûne, des cailloux dans son lit, un cilice sur sa chair… toutes choses que lui interdit vertement Don Bosco. Il lui en restera encore assez à souffrir, surtout les derniers mois, avec ses migraines, sa poitrine oppressée, ses langueurs d’adolescent malade et qui sait la mort toute proche. La pensée du Crucifié le soutient et le galvanise. Cela finira de façon bouleversante par du sang répandu : à son lit de mort, dix saignées, pas moins, achèveront de conformer l’humble disciple de quinze ans à son Maître Sauveur du monde.

Un dernier trait à cette étonnante figure, un trait tout « salésien » : la joie, la joie simple, sereine, constante, entraînante. Tous les témoins ont été frappés et charmés par le sourire de Dominique. C’était, à travers même sa participation à la passion de jésus, le témoignage de sa communion à la résurrection. Elle éclate surtout, cette joie, là où on s’attendrait le moins à là rencontrer : aux heures de l’agonie. Il faut lire aux chapitres xxiv et xxv de la Vie le récit de cette mort prodigieusement calme et joyeuse d’un adolescent de quinze ans, qui réalisait à plein ce que Claudel dira dans l’Annonce : « Est-ce que le but de la vie est de vivre ?… Il n’est pas de vivre, mais de mourir, et non point de charpenter la croix, mais d’y monter, et de donner ce que nous avons en riant. Là est la joie, là est la liberté, là la grâce, là la jeunesse éternelle ! » Tout donner en riant : même sa vie !

Aimer ainsi Jésus Crucifié et Ressuscité, aimer en lui les autres pour coopérer à leur salut, c’est le but de la vie chrétienne, c’est la forme même de la charité et de la sainteté, c’est l’épanouissement d’une adolescence… et de l’âge mûr.

Ce bref portrait spirituel fait peut-être entrevoir en ce Dominique une sorte de saint « type ». Je veux dire par là qu’il n’est pas seulement original et admirable comme n’importe quel saint. Son cas est « typique ». Il nous trace en effet le tableau d’un adolescent providentiellement préparé pour Don Bosco, conduit vers lui, formé par lui, par le prêtre éducateur en qui se conjoignaient la compétence pédagogique, la sainteté personnelle et une mission certaine de salut auprès des jeunes. Il y a toutes chances pour que, en indiquant à Dominique les sentiers par où il rejoindrait plus sûrement son Seigneur, il les ait ouverts du même coup à la troupe généreuse de nos adolescents chrétiens. En Dominique, c’est comme leur « situation » d’adolescents (appuyés sur un guide) que nous voyons accéder à l’épanouissement et à la consécration de la sainteté officielle. Là est le message particulier de ce garçon, le trait qu’il ajoute au visage de la sainteté dans l’Église. Et ce message est admirablement actuel : il intéresse les jeunes, et tout autant, sinon davantage, leurs éducateurs. Car avant de rencontrer Don Bosco, Dominique n’était pas encore un saint ; et sans lui, il ne le serait pas devenu. Son enfance est certes toute lumineuse, avec ses trois dominantes : un sens aigu de l’amoureuse présence (le Dieu, une grande faim de l’eucharistie, une énergie étonnante pour accomplir son humble tâche quotidienne et refuser le mal. Mais des signes non négligeables, très perceptibles dans son comportement spirituel, permettent d’affirmer avec une suffisante prudence qu’il eût, de lui-même, versé bientôt dans le scrupule, dans les excès, dans un repliement sur soi qui l’eût empêché d’être un apôtre et un chef. C’est donc comme adolescent, et comme adolescent aux mains de Don Bosco, qu’il est devenu et demeure éternellement un saint.

Précisons : c’est avec son adolescence qu’il l’est devenu ; les traits caractéristiques de cet âge émouvant ont été pour lui moins des obstacles que des ressorts. Vérité précieuse… et problème délicat. Certes, les personnalités puissantes, a fortiori les saints, bousculent toujours plus ou moins les lois de la psychologie, et il n’y a pas à s’étonner de trouver en Dominique d’étranges précocités. Par ailleurs, le domaine de la psychologie ne peut sans grave dommage être confondu avec le domaine transcendant de la vie spirituelle, et l’Église le sait bien, qui donne à de jeunes enfants de sept ans les sacrements de confirmation et d’eucharistie. Il reste que dans l’unité concrète de la personne, ces domaines sont en perpétuelle interaction : c’est bel et bien dans et avec sa structure psychologique que le chrétien exprime sa vie théologale, et il serait aussi faux de nier l’allure psychologique de toute vie de foi que de l’y réduire. Le même pro, blême complexe se pose à propos des structures sociales et culturelles. Disons donc, avec les nuances voulues, qu’il y a des situations psychologiques plus favorables que d’autres à la vie théologale, sans qu’elles soient jamais pour autant capables de la créer ni même d’y conduire automatiquement.

L’adolescence fut pour Dominique une situation de ce genre.

Dans l’unité de la phase adolescente, les psychologues distinguent le stade de l’inquiétude pubertaire de douze à seize ans environ, et celui de l’enthousiasme juvénile de seize à vingt ans.

Si, physiquement, Dominique continue d’apparaître jeunet et gracieux, avec sa taille mince, sa figure pâlotte, ses yeux bleus tranquilles et pénétrants, son mûrissement psychologique connaît, dès son entrée chez Don Bosco, un rythme si rapide qu’on voit s’accumuler en lui les traits de ces deux phases. Cet élève de quatrième est parfaitement à l’aise avec de grands étudiants et apprentis ; son ami le plus intime est un élève de première de quatre ans plus âgé. Mieux encore : il a sur eux, on l’a vu, un véritable ascendant, il les impressionne et les entraîne. Et ses réflexions sont loin de tout enfantillage, souvent étonnantes de profondeur.

De l’adolescence, il a connu d’abord cette impression typique de cahotement pénible, parfois douloureux. J’ai dit pourquoi et comment il avait surmonté la double crise de cet âge, comment il avait vaincu l’instabilité, assurant par là le progrès constant de ses efforts. Il s’en faut pourtant que cette période de vingt-huit mois chez Don Bosco connaisse l’atmosphère apaisée de ses douze premières années. Il y a des troubles et des élans : cette effervescence, ce raidissement sur soi accompagnant la découverte de la loi de sainteté, ces scrupules le portant au confessionnal tous les trois ou quatre jours, cette fureur de pénitences extraordinaires qui, modérée par Don Bosco, se met périodiquement à rejaillir. Il y a cette allure hâtive et inquiète que donne à son ardeur le pressentiment de sa mort. Il y a même ce tragique de maintes circonstances : la plaie vive de ses amitiés brisées, les alarmes de sa pauvre santé, son départ douloureux de l’Oratoire… Or tout cela n’est pas étranger à sa découverte du mystère rédempteur ni à sa volonté d’y participer.

De l’adolescence, il a eu plus encore ces trois traits caractéristiques : l’affirmation de soi-même, la découverte des valeurs, la ferveur du sentiment. Et l’on voit très vite comment ils furent au service de sa montée spirituelle. Sa personnalité, il la découvre dans l’enthousiasme au jour du fameux appel à la sainteté, et il l’affirme dans ce a je veux absolument n et dans cette volonté d’action, d’influence, de construction d’une « œuvre », la Compagnie de l’Immaculée Conception. L’appel des grands horizons y est corrélatif : l’idéal de la pureté absolue le hante, celui de la vie donnée jusqu’au bout, celui de la conquête apostolique entreprise en son milieu et bien au delà : ne rêve-t-il pas d’aller convertir tous les protestants d’Angleterre ! Enfin la vibration du cœur et le besoin d’aimer s’expriment et s’apaisent dans cette ardente tendresse manifestée envers la Vierge comme envers ses amis intimes ; à la mort de son ami Massaglia, par exemple, on le voit sangloter pendant des jours et Don. Bosco lui-même n’arrive pas à sécher ses larmes. Sympathique adolescent en qui l’Église, en l’oraison de sa fête, reconnaît « un admirable modèle de piété et de pureté pour les adolescents ».

Dès lors, j’oserai conclure par cette pensée que j’offre à la méditation des parents et des éducateurs et qui forme peut-être le point le plus lumineux du message de Dominique : l’adolescence, quand elle a été précédée par une enfance saine et normale et quand elle trouve les appuis sur lesquels elle doit pouvoir compter, est un âge privilégié pour l’ouverture aux plus hautes valeurs spirituelles, un âge propice à la sainteté. Avec sa fougue, ses angoisses, sa tendresse, elle est l’âge de l’amour qui donne en riant, sans les calculs de la maturité ni les amertumes de la vieillesse ; l’âge du « toujours mieux » et de la marche vers l’absolu avec un grand courage. Il y a des adolescents et des adolescentes qui font des rêves et des efforts de pureté, de droiture, de générosité, dont ils n’auront plus la force ni le goût pendant tout le reste de leur vie.

C’est là un grand motif de confiance pour les éducateurs, mais aussi un surcroît de responsabilité. Nos jeunes, si vite enthousiastes devant une performance extérieure, un exploit intellectuel ou sportif, ne le seraient-ils pas aussi, pour peu qu’on ait un suffisant souci de les y ouvrir, devant la grande aventure spirituelle de l’engagement de sa vie aux valeurs les plus hautes, spécialement à l’amour du Seigneur et des autres ? Cette aventure, la plus belle qui soit et la plus nécessaire, a de plus l’avantage d’être réalisable en toute situation, même avec un horaire de modeste étudiant. Ce n’est même pas une affaire de temps on peut mourir à quinze ou vingt ans, après s’être forgé une grande âme et avoir assuré à sa vie une étonnante fécondité.

On connaît le mot de Claudel : « La jeunesse n’est pas faite pour le plaisir, elle est faite pour l’héroïsme » : il faut y croire, le lui dire et l’y aider.